VOYAGE IN SARDAIGNE

par James Henry Bennett⇒  1    –     2

Docteur en médecine de la Faculté de Paris

Ex-interne des Hopitaux de Paris

Membre du College Royal des Médecins de Londres

Ex-médecin accoucheur de l’Hopital Royal free a Londres

Membre de plusieurs sociétés savantes

IN

Corsica et Sardaigne – Étude de voyage et de climatologie⇒

Paris, P. Asselin, 1876

in italien: Italien

TABLE DES MATIÈRES

[Introduction]

Je désirai rendre visite à Garibaldi, héros peu raisonnable, mais héros tout de même, retiré à Caprera, que je voyais à l’horizon.

Cette petite île est située au sud-est du détroit de Bonifacio, qui sépare la Corse de la Sardaigne. Mes amis mirent très-gracieusement une goélette à ma disposition. Mais il fallait un vent favorable, et il y avait un calme plat. J’attendis deux jours sans résultat, et à mon grand regret je fus obligé d’abandonner mon projet, et de reprendre la route de Bastia.

Quand on regardé le détroit de Bonifacio sur la carte, il semble que ce n’est rien, une enjambée, et qu’une fois là, ce doit être la chose du monde la plus facile que de passer de Corse en Sardaigne; mais c’est une erreur profonde. Le détroit qui sépare les deux îles à 15 kilomètres de large dans sa partie la plus étroite, et en l’absence de bateaux à vapeur, il faut attendre un vent favorable pour aller en Sardaigne, et un autre vent contraire pour en revenir. C’est comme autrefois entre Douvres et Calais, avant les bateaux à vapeur. Quoique si près l’un de l’autre, il fallait souvent attendre huit ou quinze jours avant de pouvoir traverser la Manche à cause du vent.

Il n’y a, à présent, aucune communication régulière entre les deux rives, et même peu de communications accidentelles ou irrégulières.

Porto Torres, le port principal de la Sardaigne et le débouché maritime de Sassari, capitale de la partie septentrionale de cette île, est en communication hebdomadaire avec Marseille et avec Livourne, mais il ne l’est pas avec la région méridionale de la Corse, sa voisine. Le bateau qui fait le service de Marseille à Ajaccio, après avoir déposé ses passagers à Ajaccio, vient à Porto Torres, et le bateau italien qui fait le service de Livourne à Bastia, continue aussi sa route pour ce même port, passant à travers le détroit de Bonifacio. Le voyageur qui veut passer en Sardaigne devra donc s’embarquer à Marseille, à Ajaccio ou à Bastia, et ne pas s’attendre à franchir facilement le détroit en partant de Bonifacio. Le passage est très-possible en barque à voiles par un vent favorable; mais encore faut-il avoir ce vent.

Je me suis trois fois trouvé dans le détroit de Bonifacio, une fois en venant de Messine à Marseille, une fois en allant de Livourne en Sardaigne, et dans la visite à Bonifacio que je décris. Chaque fois j’ai vu la mer calme comme un beau lac, avec la plage et les montagnes de la Sardaigne bornant l’horizon au sud, dorés par le soleil et se présentant à la vue et à l’esprit comme « une terre promise », dans tout l’enchantement d’un lointain inconnu.

Ce détroit, cette mer, toutefois, ont une réputation terrible. Le détroit est parsemé d’îles, de rochers et de récifs à fleur d’eau, et presque tous les vents possibles s’y engouffrent avec fureur, soulevant les eaux en montagnes écumantes. Puis, il n’y a pas de pilotes, et les malheureux vaisseaux qui s’y aventurent pour éviter une longue navigation au sud de la Sardaigne et qui y trouvent le mauvais temps, sont livrés à leurs propres ressources. Chaque hiver, un grand nombre de bâtiments s’y perdent, souvent corps et bien, et je trouvai à Bonifacio une foule de traditions lugubres.

Une des histoires les plus touchantes et les plus tristes en même temps est celle de la frégate française la Sémillante, qui s’y perdit en 1856, avec 2.500 soldats et marins à bord, dont pas un ne se sauva! Une sombre fatalité sembla poursuivre ces pauvres soldats. C’était au temps de la guerre de Crimée, et quelques mois auparavant ils partirent de Toulon sur un transport pour cette destination. Arrivés aux bouches de Bonifacio, une tempête terrible les atteignit et jeta leur vaisseau à la côte, mais ils parvinrent cette fois-là à se sauver, à gagner la terre, et ils furent ramenés à Toulon.

Partis de nouveau pour la même destination, sur une très-belle frégate, la Sémillante, ils furent de nouveau atteints par une tempête épouvantable. Cette fois-ci ils étaient au beau milieu du détroit, et la frégate se perdit sur un rocher, à peu de distance de l’île de la Maddalena. Tous périrent, officiers, soldats, marins, plus de deux mille cinq cents! Des centaines de corps furent rejetés par les vagues sur les îles, les rochers et les récifs de ces parages, et parmi eux celui du commandant de la frégate, habillé en grand uniforme, avec toutes ses décorations. Il avait voulu mourir en officier, en grande tenue, comme pour une revue, comme pour une grande cérémonie!

TABLE DES MATIÈRES

I. LE VOYAGE: LA MADDALENA – LE DÉTROIT DE BONIFACIO

Sombre Océan, du haut de tes falaises
Que j’aime à voir les barques du pêcheur!
Et de tes vents, sous l’ombre des mélèzes,
A respirer la lointaine fraîcheur.
Sombre Océan, j’épuiserais ma vie
A voir s’enfler tes vagues en fureur;
Mon corps frissonne, et mon âme est ravie;
Tu sais donner un charme à la terreur.
Sombre Océan, soit quand tes eaux bondissent,
Soit quand tu dors comme un champ moissonné,
De ta grandeur nos pensers s’agrandissent,
L’infini parle à notre esprit borné.

Le 19 avril 1874, je quittai Livourne pour Porto Torres, le port principal du nord de la Sardaigne situé à l’entrée du détroit de Bonifacio, devant toucher, en route, à Bastia. Notre bateau à vapeur était un beau bâtiment, très-long et très-étroit, qui se balançait à la surface de la mer comme une coquille de noix, et fendait les eaux comme une flèche. Heureusement pour les passagers le temps était beau et la mer calme, car ces bateaux longs et étroits, quoique naviguant bien et consommant peu de charbon, roulent affreusement.

Cette fois-ci, comme il m’est souvent arrivé dans mes voyages dans la Méditerranée, j’échappai à une tempête terrible, au moyen de mon baromètre de poche. Je devais m’embarquer le 15 avril, mais en consultant mon ami fidèle, le baromètre, je trouvai que dans la nuit il avait baissé de plusieurs centimètres. Obéissant à ce muet conseiller, je me ravisai, et j’allai passer quelques journées très-agréables à Florence, au milieu de ses galeries et de ses richesses artistiques.

La tempête prédite arriva, et fut effroyable, mais trois jours plus tard, le 19, elle était passée et nous eûmes une mer calme, vérifiant le vieux proverbe déjà cité: après la pluie vient le beau temps.

Notre voyage de Livourne à Bastia fut, encore une fois, calme et agréable. Nous pûmes rester toute la journée sur le pont, examinant d’abord les belles montagnes de la terre ferme, celles de Carrare, dont nous nous éloignions peu à peu, puis celles de la Corse, qui devenaient de plus en plus majestueuses, à mesure que nous en approchions.

L’arrivée à Bastia eut lieu vers quatre heures de l’après-midi, et j’eus le plaisir de serrer la main à de vieux amis qui vinrent en bateau à ma rencontre. Leur accueil amical me fit regretter de ne pouvoir rester dans leur île hospitalière. Mais cette fois-ci le but du voyage était plus lointain, et après avoir débarqué les lettres et les passagers nous partîmes pour la Sardaigne.

Les bateaux à vapeur longent la côte orientale de la Corse jusqu’au détroit de Bonifacio, et je passai la soirée, jusqu’au coucher du soleil, assis sur le pont, regardant des plages et des montagnes bien connues. C’était un beau clair de lune, et la mer frémissante, argentée par ses rayons, rappelait l’hémistiche charmant de Virgile:

«… Splendet tremulo sub lumine pontus».

La nuit fut paisible, il n’y eut ni cris ni gémissements à bord pour troubler notre sommeil; personne ne s’avisa d’être même indisposé. Quand l’arrêt de la machine nous réveilla le lendemain, vers six heures du matin, et que nous montâmes sur le pont, nous étions amarrés vis-à-vis de la ville et de l’île de la Maddalena.

Cette île rocheuse forme une partie d’un archipel de petites îles qui occupe l’extrémité orientale du détroit de Bonifacio, à moitié chemin entre la Corse et la Sardaigne. Elle a un bon port, et se trouve tellement protégée par les autres îles que nous avions l’air d’être dans un lac environné de rochers et de montagnes.

Cette position donne une physionomie tout à fait pittoresque à la petite ville, construite sur le versant sud d’une colline et descendant par une pente douce à la mer. Les petites maisons à un ou deux étages, et l’humble église, groupées au bord de la mer, avec un arrière-fond de montagnes et de rochers gris, presque dénués de végétation, produisent un effet charmant, rehaussé, dans notre cas, par la fraîcheur de la matinée, et par l’éclat lumineux du soleil levant dans un climat méridional.

Nous débarquâmes une foule de choses dans des chaloupes qui vinrent du rivage, des lits en fer, des parapets en fer, des meubles, de grands miroirs, des ballots de denrées coloniales, des spiritueux et beaucoup d’autres objets, prouvant que la civilisation moderne a pénétré jusque dans ces îles éloignées et peu connues. Du reste la petite Maddalena, par suite de sa position et de son port, est une espèce de centre commercial pour ces régions, et surtout pour la partie nord-est de la Sardaigne. Caprera était à quelques kilomètres seulement de distance. On nous montra la maison de Garibaldi, très en évidence; mais cette fois-ci encore je ne pus m’arrêter malgré mon désir de lui rendre visite.

Après un arrêt d’une heure nous partîmes de nouveau. Bientôt notre bateau sortit de l’espèce de lac maritime au fond duquel se trouve la Maddalena, pour entrer dans la partie la plus large du détroit, passant devant le petit rocher, surmonté d’une grande croix, sur lequel se perdit la Sémillante en 1856 avec tout l’équipage, 2,500 hommes! Le capitaine du bord, un vieux marin gênois, me parla longuement de ce sinistre. Il me dit que le commandant de la Sémillante était un bon officier, un marin expérimenté, mais qu’il ne connaissait pas ces parages, et que les dangers en étaient tellement nombreux qu’il y avait une imprudence extrême à « s’y aventurer avec un grand navire par un mauvais temps.

Quant à lui, ayant navigué mille fois dans le détroit par tous les temps possibles, jour et nuit, et cela pendant quarante années, il aurait pu, probablement, tirer le bâtiment d’affaire. Cependant par le temps affreux qu’il faisait cette nuit, il ne l’aurait pas essayé, mais aurait cherché un abri sur la côte; car il y a plusieurs abris de ce genre pour ceux qui connaissent bien le détroit. Cette nuit même il avait manqué perdre son navire en pleine mer entre Cagliari et Naples. Ce fut une des nuits les plus terribles qu’il eût jamais connues. Pauvres soldats!

En nous éloignant du petit îlot, si funeste à un noble navire et à tant de vies précieuses, nous entrâmes en pleine mer, ayant la Corse au nord, la Sardaigne au sud, la mer à l’ouest et le golfe d’Asinara au sud-ouest. Nous nous dirigions vers l’extrémité sud-ouest de ce golfe et nous arrivâmes à Porto Torres à une heure.

Notre entrée dans le port fut assez longtemps barrée par un grand bâtiment français qui embarquait de petits chevaux sardes, et dont le capitaine ne sembla faire aucune attention à nous.

Il continua cette occupation intéressante comme si nous n’eussions pas été là, et nous eûmes le plaisir de voir beaucoup de jeunes chevaux, hélés à bord, se livrant dans les airs à des mouvements frénétiques sous l’influence d’une terreur mortelle.

A la fin notre capitaine, jusqu’à ce moment doux et aimable autant que possible, se courrouça pour tout de bon, et se livra à un accès d’indignation méridionale difficile à décrire. Ses yeux lancèrent des éclairs, ses cheveux se hérissèrent, et sa bouche se borda d’écume. En outre, il se répandit en un torrent d’invectives, d’injures, de vociférations qui furent pour nous une très-bonne leçon d’italien. A la fin il prévalut, le bâtiment français, objet de son courroux, se déplaça lentement, et cet obstacle enlevé, notre entrée se fit en triomphe.

Ainsi finit le voyage de Livourne à Porto Torres, à travers le détroit si redouté de Bonifacio, qui, grâce à ma prudence au départ, et au beau temps, fut une vraie partie de plaisir.

TABLE DES MATIÈRES

II. GEOGRAPHIE PHISIQUE-GEOLOGIE

Un jour au mont Atlas les collines jalouses
Dirent: Vois nos prés verts, vois nos fraîches pelouses,
Où vient la jeune fille, errant en liberté,
Chanter, vivre et rêver après qu’elle a chanté;
Nos pieds que l’Océan baise en grondant à peine,
Le sauvage Océan! Notre tête sereine
A qui l’été en flamme, et la rosée en pleurs
Font tant épanouir de couronnes de fleurs!
Mais toi, géant! — d’où vient que sur ta tête chauve
Planent incessamment des aigles à l’oeil fauve?
Qui donc, comme une branche où l’oiseau fait son nid,
Courbe ta large épaule et ton dos de granit?
Pourquoi dans tes flancs noirs tant d’abîmes pleins d’ombre?
Quel orage éternel te bat d’un éclair sombre?
Qui t’a mis tant de neige et de rides au front?
Et ce front où jamais printemps ne souriront;
Qui donc le courbe ainsi? quelle sueur l’inonde?

Atlas leur répondit: C’est que je porte un monde.

La Sardaigne est par son étendue la seconde île de la Méditerranée. Elle est un peu plus grande que la Corse. Ce fait fut reconnu par un géographe de l’antiquité, Scylax, qui fut probablement contemporain de Polybe et vécut dans le deuxième siècle avant notre ère. Il parle de la Sardaigne dans un ouvrage qui a survécu, intitulé: Περίπλους τῆς Οίκουμένης [Le tour du monde], ou description du monde habité.

Cette île forme un parallélogramme qui a 226 kilomètres de long sur 100 de large, en laissant de côté les promontoires. Elle est située entre le 38°, 52′ et le 41 °, 17’ de latitude et le 8°, 4’ et le 9°, 50’ de longitude. Sa côte orientale regarde l’Italie et se trouve éloignée de 250 kilomètres de l’embouchure du Tibre. Sa côte occidentale regarde les îles Baléares et l’Espagne, et se trouve à 332 kilomètres des premières. Le côté nord est séparé de la Corse par le détroit de Bonifacio, qui, dans sa partie la plus étroite, a 15 kilomètres de large. Au sud, le cap Spartivento, un des points les plus méridionaux, regarde l’Afrique, et est éloigné du cap Serrat, près de Tunis, de 200 kilomètres. Les îles d’Hyères, le point de la France le plus rapproché au nord-ouest, sont séparées du cap Asinara par une distance de 300 kilomètres. Au sud-est, le cap Carbonaro est éloigné de Trapani, au nord-ouest de la Sicile, de 280 kilomètres.

La position de la Sardaigne est donc tout à fait centrale par rapport à la Corse, à l’Italie, à l’Espagne, à l’Afrique et à la Sicile. Elle a des ports excellents, à l’ouest Saint-Pietro et Porto-Conte, des rades comme celle de la Maddalena au nord, de Terranova à l’est, et des baies spacieuses: Cagliari, Palmas, Oristano et Alghero.

Une chaîne de montagnes primitives descend du nord au sud le long de la partie orientale de l’île, elle occupe à peu près le tiers de sa surface, formant les régions sauvages de Gallura, d’Ogliastra, de Barbagia, de Sarrabus et de Budiu. Cette chaîne est formée de granites, de schistes, avec de grandes masses de quartz, de mica, de feldspath. Les sommets des montagnes qui la composent, n’atteignent pas en général une grande élévation. Il y a cependant des exceptions. Ainsi le pic de Limbara, dans le Gallura, a une élévation de 1,200 mètres, et celui de Gennargentu, presqu’au centre de l’île, atteint près de 2,000 mètres. Souvent des formations calcaires, secondaires, sont superposées aux schistes, et au point de contact se trouvent des minerais en grande abondance, surtout le plomb et le zinc.

La partie occidentale de la Sardaigne est occupée par plusieurs groupes de montagnes qui ne sont pas reliées entre elles; les unes primitives, les autres secondaires, et quelques-unes de formation volcanique. Ces montagnes s’avancent irrégulièrement dans la mer sur beaucoup de points, de manière à donner lieu à des promontoires, des golfes; mais elles ne forment pas des contreforts réguliers, du nord au sud-ouest, comme dans la Corse. Cette irrégularité de la côte occidentale lui donne un caractère plus pittoresque que celui de la côte orientale, elle est moins découpée, plus accidentée et plus sévère.

La plaine d’Oristano, au centre, et celle de Cagliari, séparent un quadrilatère de montagnes, qui occupe la région sud-ouest de l’île. Au sud-est de ce quadrilatère montagneux, on trouve les montagnes granitiques et calcaires de Sulcis. Plus au nord, ce sont les montagnes de Murgiani et d’Arcuenta, le tout formant un fouillis de montagnes et de vallées boisées très-pittoresques. C’est dans cette région que se trouve la ville d’Iglesias, le centre des opérations minières de cette partie de la Sardaigne. Depuis une vingtaine d’années une foule de mines de plomb et de zinc ont été ouvertes dans ce pays par des compagnies italiennes, françaises, anglaises, allemandes. Presque partout, au point de contact des schistes et des formations calcaires, on trouve ces minerais en abondance.

Entre les deux rangées de montagnes qui occupent l’est et l’ouest de la Sardaigne, au centre de l’île, il y a une série de plaines, dites Campidani, qui dans quelques endroits arrivent à la plage occidentale, comme à Alghero et à Oristano. Ces plaines forment une espèce de canal ou d’entonnoir, descendant du nord au sud de l’île, de Sassari à Cagliari, encaissé entre les montagnes qui occupent les régions orientales et occidentales.

A travers cet entonnoir, les vents du nord, du nord-ouest et du nord-est, soufflent avec violence en hiver, et modifient le climat de presque toute la Sardaigne, le rendant plus froid que la rivière de Gênes, qui est de trois degrés plus au nord. La végétation de Cagliari, exposée en plein à ces vents, soufflant du nord à travers les plaines centrales, prouve que le climat d’hiver y est un peu plus froid qu’à Monaco, Menton et Saint-Remo. Cependant Cagliari n’est qu’à 200 kilomètres de l’Afrique et les chaleurs d’été y sont torrides; tant est puissante l’influence de « la protection » contre les vents du nord, quand il s’agit de climat.

Par suite de cette conformation physique du pays, les plaines centrales de l’île, qui occupent presque le tiers du pays, et où se trouvent les trois villes principales, Sassari, Oristano et Cagliari, présentent une végétation méridionale, il est vrai, mais pas une végétation aussi exceptionnellement méridionale que celle de Menton, de Monaco et de San Remo, les points les plus abrités et les plus chauds de la rivière de Gênes.

Quand toutefois l’on quitte les plaines centrales pour entrer dans les montagnes, on reconnaît, en examinant et étudiant la végétation, l’indice non seulement d’étés très-chauds, mais aussi d’hivers très-doux. On y trouve maintes vallées privilégiées, protégées contre les vents du nord par des montagnes courant de l’est à l’ouest. Dans ces vallées, l’hiver est probablement aussi doux que sur la partie orientale de la rivière de Gênes, ou qu’à Ajaccio en Corse.

D’un autre côté, les étés doivent être encore plus chauds; aussi l’oranger et le citronnier y vivent et leurs fruits mûrissent tout aussi bien.

Ces plaines centrales ou «campidani», sont extrêmement malsaines en été et en automne, de juin en octobre ou même à la fin de novembre, par suite de la malaria qui s’appelle en Sardaigne intempérie. La cause en est facile à expliquer. Les pluies torrentielles des équinoxes d’automne et du printemps, descendant sur les flancs des montagnes qui occupent les parties orientales et  occidentales de l’île, viennent s’épancher dans ces plaines centrales, et y occasionnent des inondations presque générales. Les eaux s’écoulent à la mer avec difficulté, à cause du petit nombre de rivières qui y aboutissent, et les plaines ne se dessèchent complètement que sous l’influence du soleil ardent de l’été. Ainsi se développent, avec exagération, les conditions qui donnent lieu à la malaria, aux fièvres d’accès, dans tout le bassin de la Méditerranée.

Ces plaines qui, comme nous l’avons vu, occupent le tiers de la Sardaigne sont presque inhabitables à cette époque de l’année; les seuls villages qui s’y trouvent, et qui sont habités toute l’année, sont sur des hauteurs ou des contreforts qui s’avancent dans les plaines, çà et là. Ils sont, par conséquent, en partie soustraits aux influences qui produisent l’intempérie » dans les régions plus basses. Une région volcanique occupe le centre de l’île, commençant à Monastir au nord de Cagliari. Aux environs de cette ville, il y a un double cratère, à présent boisé, et on y a construit un assez beau pont avec du trappe rouge.

Les formations volcaniques qui règnent autour de Monastir ont imprimé au pays un aspect très-pittoresque. Ces formations se continuent vers le nord entre les monts Nurri et Sardara, et comprennent les bourgs d’Ales, Milis et San Lussurgiu. Ce dernier est construit dans le cratère même d’un volcan éteint.

Les formations volcaniques s’étendent à Bonorva et à Cheremule, au nord, sur les bords de la grande plaine de Giavesu, où se voit un cratère qui par suite de sa forme conique et de l’état des cendres rouges qui le composent, paraît avoir été récemment en action. Tout le pays à l’entour est formé de laves, de scories irrégulières de roches obsidiennes, de pozzolana indurée, avec de hautes collines de tuf porphyritique, couchées sur des roches calcaires.

Les couches volcaniques se continuent plus au nord, à travers les pays de Codrongianus et d’Osilo, dans la région montueuse à l’est de Sassari, au milieu de restes de cratères, jusqu’à Castel Sardo sur la côte nord. Là elles forment des falaises de cent mètres au-dessus de la mer. La plupart des maisons de Castel Sardo, ainsi que le mur d’enceinte, sont construites sur la lave. Dans cette région, la rivière Coghinas forme la limite géologique entre les formations primitives de la partie orientale de la Sardaigne, et les formations volcaniques du nord-ouest.

Par les formations volcaniques, que nous venons d’indiquer très-sommairement, la Sardaigne se rattache au système volcanique de l’Italie et de la Sicile, aux volcans en activité, le Vésuve et l’Etna, comme le fait la France par les volcans éteints de l’Auvergne. Une ligne tirée du mont Hecla en Islande, volcan en pleine activité, jusqu’au mont Etna en Sicile, aussi en pleine activité à présent, passe par une suite de régions, Écosse, France, Sardaigne, dans lesquelles se trouvent des indications nombreuses et importantes, d’une grande activité volcanique dans le passé géologique.

Le système des montagnes de la Sardaigne se rattache aussi physiquement et géologiquement à celui des monts Atlas en Afrique. Le point le plus méridional de la Sardaigne, le cap Teulada, est séparé de la côte d’Afrique par moins de 200 kilomètres de distance, et la mer, dans ce détroit, n’a pas une grande profondeur. Evidemment les montagnes de la Sardaigne se rattachent aux chaînes qui constituent les monts Atlas, et qui occupent le nord-ouest de l’Afrique, formant l’Algérie et le Maroc.

Il en est de même de la Sicile et de l’Italie. Le détroit qui les sépare est peu profond, et évidemment les Alpes se continuent, par les Apennins et la Sicile, dans la région sous-marine, jusqu’en Afrique.

La montagne la plus élevée de la Sardaigne, le Gennargentu a, comme nous l’avons vu, 2,000 mètres d’élévation, ce qui est presque aussi haut que les cimes les plus élevées du mont Atlas. Comme lui, il a «le front chauve, les épaules courbées» «et pourrait l’aider à porter le monde.»

Les rivières de la Sardaigne sont nombreuses, mais la plupart ne sont que des torrents, grossis par la pluie et la neige qui tombent sur les montagnes en hiver, et presqu’à sec en été, comme la plupart des petites rivières du midi de l’Europe.

Il y en a quatre, toutefois, qui ont un volume assez considérable pendant une grande partie de l’année: 1° le Tirso, le Thrysus de Ptolémée, qui drainant les montagnes et les plaines des régions centrales de l’île, après un parcours de 130 kilomètres, se jette à la mer sur la côte occidentale au nord de la ville d’Oristano; 2º Le Coghinas, qui réunit une grande partie des eaux de la région montagneuse du nord-est, et a son embouchure sur la côte nord à Castel Sardo; 3º Le Flumendosa, le Sœprus de Ptolémée, la rivière principale de la partie orientale de la Sardaigne, qui après un cours tortueux d’à peu près 100 kilomètres dans des vallées profondes et pittoresques, au milieu des montagnes, se jette à la mer entre deux promontoires rocheux et bas, sur lesquels sont construites les tours de Xalinias et de Corallo; 4° La Manu qui prend sa source dans les hautes montagnes du sud-est, parcourt la plaine centrale de Cagliari, recevant les eaux qui arrivent des montagnes à l’ouest, aussi bien que celles qui viennent de l’est, et a son embouchure à l’ouest de Cagliari où elle forme de grands étangs salés communiquant avec la mer.

Ces mêmes rivières, assez considérables en hiver, après des pluies abondantes tombées sur les montagnes qui couvrent les deux tiers de la Sardaigne, deviennent de petits filets d’eau, roulant sur un large lit pierreux, une fois que la sécheresse et les chaleurs de l’été se sont fait sentir.

Les grandes rivières de l’Europe sont, au contraire, entretenues par la fonte des glaciers et des neiges sur de très-hautes montagnes, Alpes, Pyrénées, qui se continue pendant tout l’été, et devient de plus en plus considérable à mesure que la chaleur augmente. C’est ainsi que le Rhône, le Rhin, le Po, la Garonne, restent, toute l’année, des fleuves imposants.

Dans le midi de l’Europe, où la sécheresse et la chaleur règnent d’habitude pendant les cinq mois de l’été, d’avril à septembre, si les montagnes ne sont pas assez élevées pour porter des glaciers, des neiges éternelles, les eaux s’écoulent peu à peu, les sources même se tarissent en grande partie, et les fleuves deviennent presque des ruisseaux.

Ainsi s’expliquent ces lits de rivières qui, en été, étonnent les touristes du Nord, larges de centaines de mètres avec un tout petit filet d’eau au milieu. Telles sont les rivières de l’Italie, des deux côtés, est et ouest, de la chaîne des Apennins, tels sont les rivières et les torrents de la Sardaigne, de la Corse et de tous les pays qui circonscrivent le bassin de la Méditerranée. Roulant des masses énormes d’eau, l’hiver, à la suite des pluies tropicales qui remplissent leurs larges lits jusqu’aux bords, en été, ils deviennent des ruisseaux.

TABLE DES MATIÈRES

III. PORTO TORRES – SASSARI – OSILO

Sur un chemin de fer, dont la double nervure,
Aux miracles de l’art soumettant la nature,
Courait en noirs filets sur les monts nivelés,
Les fleuves asservis et les vallons comblés,
La machine de Watt, en sifflant élancée,
Du bruit de ses pistons frappant l’air agité,
Volait, rasant le sol, par la vapeur poussée.
Et défiant, dans sa rapidité,
L’attelage divin par Homère chanté,
Comme une comète enflammée
Elle jetait aux aquilons
En épais et noirs tourbillons
Sa chevelure de fumée,
Et de cette merveille avides spectateurs
Tous les peuples du voisinage
Couraient saluer son passage
De leurs transports admirateurs.

Porto Torres n’est qu’un village composé de quelques maisons éparses, de quelques cabarets et de quelques magasins ou entrepôts. Par suite de la proximité des marais et d’un étang d’eau douce, Porto Torres est en proie à la malaria, et tellement malsain, en été et en automne, que presque personne n’y reste.

Le chemin de fer central de la Sardaigne, qui devra traverser toute l’île du nord au sud, y prend son point de départ et a été ouvert jusqu’à Sassari depuis plusieurs années, sur un parcours de 18 kilomètres.

Son existence a contribué à la dépopulation de Porto Torres; les passagers, aussi bien que les marchandises, étant à présent facilement transférés à Sassari à leur arrivée du continent.

La présence d’un chemin de fer, avec des wagons luxueux de première classe, jette sur une localité quelconque une telle empreinte de civilisation qu’il est impossible de ne pas se croire dans un pays au niveau du progrès moderne. Aussi il nous parut, à moi et à mes compagnons de voyage, que nous étions encore en Italie, sur la terre ferme, et nous arrivâmes à Sassari heureux et contents.

Dans les régions où les travaux gigantesques de la civilisation moderne n’ont presque point pénétré, où les habitants, répétant les traditions de leurs ancêtres, vivent bucoliquement de père en fils, comme leurs troupeaux, rien n’étonne comme l’ouverture d’un chemin de fer. Tout ce qui s’y rattache, les tunnels, les ponts, les remblais, leur semblent tenir du prodige, et quand la machine à vapeur elle-même, ce levier moderne de la force, arrive, leur étonnement est au comble. Les populations se transportent sur le passage des trains, et les préjugés et la routine qui partout marquent au front les cultivateurs du sol, s’ébranlent et commencent à céder.

Dans le midi de la Sardaigne, où il y a des chemins de fer récemment ouverts, il en était ainsi lors de ma visite; j’ai vu la même chose sur les bords du Danube, dans des endroits reculés, écartés, qui seront bientôt sillonnés de chemins de fer. Il en a été ainsi dans l’Inde, où les préjugés de caste, que l’on croyait devoir s’opposer au mélange des passagers, et empêcher les indigènes de voyager par ce moyen, ont complètement cédé. Aussi les troisièmes classes, uniquement occupées par les indigènes, donnent plus de la moitié du revenu des chemins de fer dans toute l’Inde.

Sassari, la capitale du nord de la Sardaigne, a une population de 33,000 âmes. Elle est située sur le versant d’une colline, à 200 mètres au-dessus de la mer, ce qui l’éloigne de l’influence pernicieuse des marais de la côte, dans le voisinage de Porto Torres. La colline est si raide que l’ascension à pied est très-fatigante du bas de la ville, où le chemin de fer s’arrête, jusqu’au haut où se trouve l’auberge principale, à travers la grande rue.

L’Albergo d’Italia occupe un ou deux étages seulement d’une maison d’assez bonne apparence. Il en est presque toujours ainsi dans les petites villes, peu fréquentées, de l’Italie. Toutefois, ici, comme partout en Sardaigne, nous trouvâmes suffisamment de quoi manger, quoique la chère ne fut certainement pas celle de Chevet. Le vin et le pain sont toujours bons dans le Midi, parce que les récoltes ne sont jamais gâtées par le mauvais temps, comme cela arrive souvent dans le Nord. On a toujours des œufs frais à discrétion, et si à cela nous ajoutons la viande, gibier ou poisson que l’on a la chance de trouver, on ne court nulle part, dans le midi de l’Europe, le risque de mourir de faim. Ce sont les gourmets qui y souffrent, parce qu’ils ne peuvent pas vivre de pain, œufs, lard, vin, avec la chance du pot, et par conséquent, se trouvent très-mal quand ils voyagent dans des pays peu connus ou peu fréquentés.

Quant à moi, comme je puis me contenter pendant un mois de suite d’un tel régime, j’ai toujours prospéré partout où je me suis trouvé, dans les régions les plus écartées, dans les montagnes de la Corse, de la Sardaigne ou de l’Algérie, dans la Grèce, les îles de l’Archipel ou dans l’Asie Mineure. Je puis boire le lait de vache, brebis, chèvre ou chamelle; je puis me faire une omelette, et achever le dîner avec n’importe quoi!

Un terrible désavantage, pour ceux qui en souffrent, surtout dans les endroits reculés et inconnus du Midi, sont les puces, qui l’infestent partout. Elles troublent le sommeil et rendraient toutes les nuits blanches, si on n’avait l’aide de la poudre Vicat ou insecticide. Grâce à son secours, on peut parvenir, presque toujours, à dompter ces ennemis acharnés. Cependant ces luttes nocturnes ont toujours été, pour moi, le grand désagrément des voyages dans le Midi et en Orient. Dans ces pays leur ennemi «le savon» est à peu près inconnu, et les balais sont peu cultivés.

J’avais une lettre d’introduction pour M. Crispo, un des médecins les plus éminents de la Sardaigne, et professeur retiré de l’Université de Sassari. Sous ses auspices bienveillants, je vis en quelques jours tout ce qu’il y avait à voir dans cette ville.

Je mentionnerai en première ligne un hôpital neuf avec de grandes chambres bien aérées, et une grande prison cellulaire, à ailes rayonnées, partant d’un centre commun, qui avait coûté un million.

Cette prison, destinée au système solitaire, me parut peu en accord avec l’état mental peu développé des paysans sardes. La plupart des prisonniers que je vis à travers les lucarnes des portes étaient assis ou assoupis, dans un état évident d’accablement intellectuel, produit par l’isolement, par la solitude qu’ils subissaient.

Puis nous visitâmes l’Université avec ses salles pour les cours et les examens, sa bibliothèque et son musée; les casernes; l’Opéra italien et le jardin public.

Il y a beaucoup de bonnes boutiques à Sassari, qui est évidemment le centre d’une grande étendue de pays, aux besoins de laquelle elle fournit.

Sa population de 33,000 âmes est en grande partie composée de laboureurs qui y demeurent au nombre de 22,000, fait qui peut servir d’illustration à l’état social de la Sardaigne.

Ce sont ces laboureurs qui cultivent la campagne à une grande distance de la ville. Ils vont tous les jours à leurs travaux agricoles, soit à pied, soit montés sur de petits chevaux sardes, selon leurs moyens; le fusil sur le bras ou sur le dos; de même que les Bonifaciens en Corse y vont sur leurs ânes. Il en est ainsi partout en Sardaigne.

Comme dans le midi de la Corse, les paysans habitent le petit nombre de villes et de villages qui s’y trouvent, et perdent la moitié de leur temps, matin et soir, à aller à leurs travaux et à en revenir. Il n’y a pas de fermes, presque pas de petits hameaux, même dans les parties les plus fertiles et les plus peuplées de l’île.

On donne en Sardaigne les mêmes motifs de cette manière de vivre, en groupe, que dans la Corse 1° la crainte des brigands, qui, autrefois, mettaient le pays à contribution et contraignaient les travailleurs à se réunir pour leur défense commune; 2º la crainte de la malaria, les villes et les villages étant le plus souvent construits dans des régions élevées, réputées à l’abri de « la malaria » ou de « l’intempérie, » tandis que les campagnes les plus fertiles sont celles qui y sont le plus exposées; 3º le désir des femmes de vivre avec leurs parents et leurs amis, dans l’intimité journalière à laquelle elles sont accoutumées, dès leur enfance, afin de pouvoir se voir et causer tout le long de la journée.

On me dit que, comme en Corse, elles refusaient absolument de vivre à la campagne, dans une habitation isolée. Les résultats sont désastreux, comme partout, sous le point de vue social. Quoique les gages ne soient pas très-élevés, tout au plus deux francs par jour, dix ou douze francs par semaine, l’allée et le retour, et la sieste au milieu du jour, habitude du pays, ne laissent que cinq ou six heures de travail. Aussi toute opération agricole est si dispendieuse qu’elle donne à peine de profits. Ce genre de vie a un autre grand inconvénient.

Les paysans demeurant dans les villes n’ont pas de bestiaux, de vaches, de chèvres, et il y a peu de lait. Le lait étant nécessaire à la vie des enfants en bas âge, si la mère est malade, comme cela arrive souvent, ils meurent comme des mouches. On me dit que c’est à peine si trois enfants sur dix survivent. Il y a quelques années, il y eut une épidémie de diphtérite à Cagliari, et sur une population de 33,000 habitants 800 de ces enfants mal nourris moururent. Du reste, les épidémies sont presque toujours meurtrières dans les pays où les habitants sont mal nourris et vivent presque exclusivement de farinacés et de légumes; comme dans l’Inde d’aujourd’hui, et comme autrefois et même à présent dans le midi de l’Europe.

Ainsi, en 1855, il y eut une épidémie de choléra à Sassari, ville bien exposée, comme nous l’avons vu, construite sur le versant d’une colline, et bien aérée, dans laquelle, sur une population de 33,000, près de 7,000 moururent. Probablement la fontaine unique qui donnait de l’eau à la ville, se trouva contaminée par les déjections cholériques et propagea la maladie. Cette affreuse mortalité est difficile à expliquer autrement. Jusqu’il y a une cinquantaine d’années, la plupart des villes de l’Europe, renfermées dans des murs, mal drainées, mal aérées, décimaient, détruisaient les populations qui les habitaient. C’étaient les campagnes, les villages, les fermes isolées qui alimentaient les villes par un courant humain continu. Les villes étaient des gouffres vers lesquels ces courants humains se dirigeaient; le surplus de la population des campagnes s’y déversait instinctivement pour s’y perdre.

Aussi la population de l’Europe en général augmenta peu pendant bien des siècles. Depuis le commencement du dix-neuvième siècle on a, presque partout, abattu les murs, ventilé les rues, drainé les habitations des villes et on commence à pouvoir y vivre; aussi leur population augmente presque partout et très-rapidement, celle des campagnes restant stationnaire.

Dans un pays comme la Sardaigne, où les fermes isolées, les petits villages, n’existent pas pour remplacer par le surplus de leur population les vides faits dans les villes, et où les enfants meurent en grand nombre dans leur premier âge, la population doit rester stationnaire. Il en est ainsi en Sardaigne où les travaux agricoles, me dit-on, ne prospèrent pas, faute de bras. Par suite, le pays lui-même est pauvre.

Le jardin public à Sassari, visité le 23 avril, ne me parut pas trop bien entretenu; je le trouvai rempli de mauvaises herbes. Je l’examinai avec soin, mais je n’y remarquai pas l’évidence d’une température hivernale exceptionnelle, tout au contraire. Les ormes et les robinias pseudo-acacia montraient leurs nouvelles feuilles; le laurier-thin était encore en fleur, ainsi que l’arbre à Judas (Cercis siliquastra), et le lilas. Le jasminum revolutum n’était pas encore en fleur; les roses hybrides commençaient à peine à former leurs boutons; quelques bengales blanches étaient en fleur dans un endroit très-abrité; les œillets n’étaient pas en fleur, non plus que les genêts et les pavots. Les seules fleurs étaient des quarantaines, des iris et le medicago. Dans mon jardin, à Menton, toutes les plantes que je viens de citer avaient achevé de fleurir, et toutes celles que j’ai nommées, comme n’étant pas en fleur, étaient en pleine floraison quand je quittai le 12 avril.

Cependant Sassari est près de 300 kilomètres plus au midi, mais mon jardin est protégé par des montagnes, se dirigeant est et ouest, contre les vents du Nord en hiver, tandis que Sassari est exposé à ces mêmes vents.

Dans ce jardin, on me montra avec orgueil deux pauvres palmiers, bien nus, bien misérables, avec quelques feuilles terminales. Evidemment ils luttaient pour vivre. D’un autre côté, les aloès et les yuccas, ainsi que les opuntia ou figues de Barbarie, en haie, étaient superbes, ce qui indique une grande chaleur d’été.

Je dois ajouter que dans les environs de Sassari, il y a des vallées bien abritées, bien protégées contre les vents, où l’on trouve toute la végétation du Midi, de vieux oliviers séculaires et des orangers qui mûrissent leurs fruits. Pourtant les habitants de Sassari n’ont pas l’air de se fier à leurs propres vergers quant à ce fruit, car les oranges que je vis exposées en vente dans la ville venaient toutes, me dit-on, des vergers de Milis près d’Oristano, dont nous parlerons plus tard.

La ville elle-même est assez bien bâtie et propre, et les rues plus spacieuses que dans la plupart des petites villes de l’Italie. Au rez-de-chaussée des plus belles maisons je trouvai dans les coins, des réservoirs pour les immondices, architecturalement construits, qui parlent d’une civilisation passée. Il faut espérer que quelques années feront disparaître ces traces d’ignorance hygiénique, de barbarisme antique.

Mon hôte me conduisit à l’Opéra, un assez joli petit théâtre. On donna un opéra de Rossini d’une manière vraiment très-satisfaisante. La prima donna était une Anglaise qui chantait depuis deux années en Sardaigne. Elle avait une voix sympathique et juste, elle était jolie et excitait l’enthousiasme. L’auditoire était tout à fait bien, et de très-bonne tenue. N’eût-ce été la physionomie méridionale de ceux qui occupaient les loges et les stalles, on aurait pu se croire dans un petit théâtre de bonne compagnie à Paris.

Le 22 avril, je fis une excursion à Osilo, une petite ville à 16 kilomètres de Sassari, à 400 mètres au-dessus de la mer. Le temps était superbe, le ciel pur, le soleil radieux, l’air frais. En sortant de la ville on trouve d’assez beaux oliviers occupant le sol calcaire sur lequel elle est située. C’est sur les terrains calcaires surtout que l’on trouve l’olivier, qui disparaît sur les terrains granitiques et basaltiques.

Avec les oliviers, il y avait des pêchers et des amandiers en feuilles, avec le fruit déjà grand, et de dix jours en avance sur ceux de la Toscane que je venais de quitter. Les fèves mûrissaient, les poiriers étaient en fleur, le blé avait plusieurs centimètres, les coquelicots, l’ail, le taraxacum ou pissenlit, les euphorbes, le lin, la buglosse, le pellitoire, les soucis, le géranium sauvage, le mouron, le plantain, l’oxalis, la moutarde, les mauves, le lierre, le chrysanthème des moissons, la mûre sauvage, le grand chardon bigarré du Midi, émaillaient la terre.

Comme couleur locale aussi on voyait çà et là des haies épaisses, de deux mètres de haut, formées d’opuntia.

Après quelques kilomètres de parcours nous sortîmes de la région calcaire pour entrer dans la région volcanique ou basaltique sur le bord de laquelle Osilo est située. Peu à peu les lierres, les oliviers et les arbres à fruits disparurent pour faire place au pinus pinea, au pin maritime, à l’asphodèle, à la férule, aux fougères (pteris aquilina).

En même temps apparurent des chênes sans feuilles et des ormes avec des feuilles commençantes; les avoines ‘ cultivées étaient en fleur. En somme, sans protection contre le Nord, exposée par conséquent à des vents froids, la végétation superficielle me parut à peu près dix jours en avance sur celle de Spezia, sans doute par suite de la plus grande puissance du soleil, dans un pays à deux degrés plus au midi.

Chaque année, dans mes voyages du printemps, dans la Méditerranée, je remarque le même fait, quelle que soit la région que j’étudie. La végétation herbacée ou superficielle est beaucoup plus avancée que celle des arbres, c’est-à-dire que celle des terrains plus profonds dans lesquels pénètrent les racines des grands arbres. Ainsi, les plantes herbacées, les fleurs exposées au soleil sont, le plus souvent, six semaines ou même deux mois en avance sur le nord de la France et de l’Angleterre; tandis que les arbres n’ont guère que trois semaines d’avance, et cela même sur les rives méridionales de la Méditerranée. Ainsi, lors de ce même voyage, après avoir parcouru la Sardaigne, je passai à Tunis, et là, le 8 mai, à dix kilomètres de la mer, à côté du palais d’été du Bey « le Bardo » je trouvai un grand verger de noyers bien portants sans une seule feuille!

L’explication de ce retard se trouve sans doute dans le fait, que dans les pays dans lesquels la puissance solaire est plus grande que dans le Nord, au printemps, la surface de la terre se trouve tellement échauffée par ses rayons qu’une végétation rapide et hâtive a lieu; tandis que plus profondément, où sont les racines des arbres, il faut plus de temps pour que la chaleur solaire puisse faire sentir son influence.

Il faut faire aussi la part de la nature des arbres et des plantes en général, qui ont une tendance à se développer et à fleurir à une époque donnée, même en dehors des conditions atmosphériques. Je citerai à l’appui les plantes de l’hémisphère austral qui fleurissent chez nous l’hiver, comme d’habitude, si nous les protégeons contre le froid.

Osilo est une petite ville de trois mille âmes, qui par sa position élevée est à l’abri de l’insalubrité estivale des plaines, et peut être habitée toute l’année. Elle existe depuis les temps antiques et a dû être un lieu d’asile autrefois, étant facile à défendre. On y voit encore les ruines d’un château fort. Les rues sont assez spacieuses et propres, bordées par des maisons presque toutes à un étage, avec une large porte d’entrée, qui le plus souvent sert de fenêtre à la chambre principale.

Beaucoup d’enfants frais et roses jouaient dans les rues, et aux portes de la plupart des maisons étaient assises des femmes bien faites et bien portantes, filant la laine de leurs troupeaux, tandis que d’autres la tissaient sur des métiers antiques, dans l’intérieur.

Je visitai avec beaucoup d’intérêt plusieurs de ces maisons occupées par des parents ou des dépendants de mon hôte, lui-même natif d’Osilo.

Dans la chambre principale, celle d’entrée, on voyait le foyer domestique, et un petit nombre d’ustensiles culinaires, tandis que dans les angles il y avait, le plus souvent, un grand tas de blé retenu par des claies hautes de deux ou trois mètres.

Cet aperçu de l’économie domestique des maisons d’Osilo pouvait donner une idée, me dit mon ami, de la vie intérieure des Sardes dans toute l’île. Ils avaient des brebis dont ils buvaient le lait et mangeaient la chair, et avec la laine desquelles ils se tissaient un drap un peu grossier mais chaud, presque toujours teint en noir.

Ils cultivaient du blé et l’emmagasinaient dans leurs demeures en automne, le réduisant en farine entre deux pierres, à la manière antique, au fur et à mesure qu’ils en avaient besoin. Leurs vignes leur donnaient un vin fort et généreux, leurs oliviers de l’huile, leurs figuiers des figues. De la sorte ils se suffisaient à eux-mêmes, et comme tous sont plus ou moins propriétaires, il n’y a guère que les infirmes et les fainéants qui sont dans le besoin.

C’est la vie primitive qui se continue encore ainsi dans les coins reculés, dans les pays montagneux de l’Europe méridionale, ainsi que dans les îles de la Méditerranée. La Sardaigne, comme la Corse, a été exposée de tout temps à l’invasion des peuples qui ont ravagé et occupé, l’un après l’autre, les rives et les îles du bassin méditerranéen, et cela depuis le temps des Grecs, des Carthaginois et des Romains.

Mais les montagnes étant moins inaccessibles, et peut-être la population moins guerrière que celle de la Corse, la Sardaigne a été souvent subjuguée en totalité. Les hautes montagnes, toutefois, ont toujours offert un refuge aux patriotes les plus indomptés, auxquels s’adjoignaient naturellement, les esprits inquiets des villes, et les gens hors la loi par suite de la « vendetta »; car la vendetta existe comme en Corse, mais à un moindre degré.

Dans ces montagnes, il y a toujours eu, ainsi, des corps francs, dont les membres quoique décorés du nom de brigands sont bien loin d’avoir été où d’être des scélérats de bas étage, du vrai gibier de potence, comme en Italie et comme en Sicile. Ces brigands, plus ou moins politiques et généreux, tendent toutefois à disparaître, et le petit nombre qui existe encore, n’ayant aucune raison politique d’être, se rapproche de plus en plus, de leurs confrères de la terre ferme. Ils n’ont pas appris, cependant, à faire des prisonniers, et à demander des rançons, comme le font encore les voleurs de grands chemins de la France et de l’Angleterre.

Du point le plus élevé d’Osilo, la vue est charmante, s’étendant sur une partie de la plage nord-ouest de la Sardaigne et sur le détroit de Bonifacio, avec les montagnes de la Corse sur l’extrême horizon au nord-est.

Dans toute cette partie de la Sardaigne, la province de Gallura, il y a des paysages enchanteurs, de belles vallées, des collines et des montagnes boisées, de charmantes petites rivières. Telles sont la vallée de la Liscia au nord-est, et les collines et les forêts du Tempio, au centre de la province.

L’embouchure de la Liscia est presque vis-à-vis de Bonifacio et le détroit n’y a que quinze kilomètres de large. Un voyageur, bon cavalier, qui ne craindrait pas de rester deux ou trois jours en selle, et se trouverait disposé à accepter pour la nuit le logis qu’il trouve, pourrait passer le détroit en barque, venant de la Corse, et puis traverser tout ce beau pays à cheval avec un guide. Dans ce cas, il faudrait prendre des provisions avec soi, et en qualité de voyageur on n’aurait rien à craindre de la part des brigands, si toutefois il s’en trouve encore.

On me montra à Osilo une modeste maison consacrée à un cercle littéraire. Dans la salle de lecture il y avait des journaux et des cartes géographiques sur le mur. C’est un pas vers la civilisation moderne. Cette excursion dans une bourgade sarde me sembla soulever un coin du rideau qui cache l’antiquité dans les pays du midi de l’Europe.

Grâce à sa position centrale et élevée, Osilo a dû exister depuis des milliers d’années, avec ses maisons de pierre, ses terres fertiles, son beau climat, malgré la malaria. Il y a deux ou trois mille ans, la vie matérielle devait y être presque la même qu’aujourd’hui.

TABLE DES MATIÈRES

IV. DE SASSARI A ORISTANO LES CAMPIDANI – ORISTANO – MILIS

L’été, lorsque le jour a fini, de fleurs couverte,
La plaine verse au loin un parfum enivrant;
Les yeux fermés, l’oreille aux rumeurs entr’ouverte,
On ne dort qu’à demi d’un sommeil transparent.
Les astres sont plus purs, l’ombre paraît meilleure,
Un vague demi-jour teint le dôme éternel;
Et l’aube douce et pâle, en attendant son heure,
Semble toute la nuit errer en bas du ciel.
VICTOR HUGO

 

De Sassari jusqu’à Cagliari au sud il y a une bonne route, récemment construite par le gouvernement, et qui a coûté 157,000 francs. D’ici à peu les deux villes seront aussi réunies par le chemin de fer en grande partie construit. Il est déjà ouvert, comme nous l’avons vu, de Porto Torres à Sassari, et de Sassari à Ploaghe distant de soixante kilomètres.

Il est en pleine activité d’Oristano à Cagliari, et de Cagliari à Iglesias, ville minière dans les montagnes du sud-ouest. Ainsi il n’y a plus à terminer que le tronçon de Ploaghe à Oristano. La communication entre Sassari et Oristano, la plus grande ville du centre de l’île, située sur la côte occidentale, se faisait, lors de ma visite, par une diligence à deux compartiments, qui quittant Sassari à 6 P M, arrivait à Oristano le lendemain à 2 P M, après vingt heures de marche. Je l’adoptai à mon grand regret, car le coupé de la diligence était petit, mal rembourré, et le voyage fut très-fatigant.

J’aurais mieux aimé prendre une voiture, et m’arrêter à mi-chemin pour la nuit, à un grand village appelé Macomer; mais il y avait la question des brigands à considérer. Mes amis à Sassari me dirent que la route était tout à fait sûre, qu’il n’y avait nul danger pour les voyageurs, mais j’appris que la diligence était accompagnée par deux gendarmes à cheval, et il me sembla plus prudent de me confier à leur aimable surveillance et protection. Cette précaution avait été prise, me dit-on, parce que quelques mois auparavant la diligence avait été arrêtée par des brigands, et débarrassée d’une assez forte somme d’or qu’elle transportait à Oristano, au su de ces messieurs. Du reste on me raconta que si jamais dans mon voyage en Sardaigne j’étais arrêté par des brigands, ce qui était très-peu probable, je n’aurais qu’à leur donner ce que j’avais sur moi, qu’ils seraient très-gentils et me laisseraient partir très-poliment; ce qui était du reste très-encourageant.

La nuit était très-belle, une vraie nuit d’été du Nord, quoique nous ne fussions que vers la fin d’avril. En quittant Sassari nous commençâmes bientôt à monter, et passant à travers un pays accidenté, montagneux, nous arrivâmes à des plaines schistiques, qui occupent le centre de cette partie de l’île, d’abord le «Campo d’Ozieri», ensuite «l’Altipiano della Campeda» ou haute plaine de Campeda.

La lune, qui avait illuminé la mer lors de notre voyage en venant de la terre ferme, était encore presque dans son plein, et jetait des flots de lumière, douce et argentée, sur les collines et les montagnes, laissant les vallées dans une demi-obscurité. Le pays que nous traversions semblait presque inculte; on ne voyait de traces de culture que dans le voisinage de deux ou trois villages, dans le genre d’Osilo, mais beaucoup plus petits, que nous traversions, et où nous changions de chevaux. Vue sous la transparente clarté de la belle lune du Midi, la nature s’offrait sous un aspect sauvage mais enchanteur.

Pas de grandes montagnes mais des collines, des crêtes schistiques, de petits ravins, des vallées, des plaines pierreuses se succédant dans une pénombre plus ou moins prononcée. Sur la cime de ces crêtes, sur les hauteurs, la lumière que donnait la lune, se promenant à travers un ciel presque sans nuages, était assez forte pour que l’on pût distinguer les arbres et même les arbustes les uns des autres. Derrière nous dans la plaine, devant nous dans les ravins obscurs, à vingt mètres de distance, trottaient les deux gendarmes, qui nous escortaient et qui nous protégeaient. Leur présence n’était pas sans un certain charme, donnant l’idée d’un danger caché, mystérieux, et nous reportant aux siècles passés, quand même chez nous les voitures publiques voyageaient souvent avec une pareille escorte.

Les histoires de voleurs de grand chemin, si chères à la jeunesse, revenaient involontairement à l’esprit, et nous nons surprenions à chercher des yeux aux coins de la route, dans les endroits obscurs, le brigand classique, à la Fra Diavolo, son fusil à la main. J’avais mis quelque argent dans ma poche, décidé à lâchement céder, à ne pas me défendre, et à donner de bonne grâce tout ce que j’avais sur moi, en cas de mauvaise rencontre. Il n’en fut rien toutefois, et vers quatre heures les premières lueurs du jour commencèrent à poindre au nord-est.

Peu après le soleil se leva, apparaissant au faîte des montagnes éloignées, et faisant pâlir la lumière de la lune et des étoiles, qui avaient guidé notre route pendant la nuit. En peu de minutes, souriant, radieux, il quitta les montagnes et s’élança dans le ciel pour y poursuivre sa course journalière, répandant des flots de lumière sur toute la campagne, monts, vallées, plaines. Nous étions encore dans la plaine élevée de Campeda, à une hauteur de onze cents mètres. Cette plaine et les montagnes qui en forment la limite, du sud-ouest au nord-est, séparent les cours d’eau de l’île.

Au nord les cours d’eau se dirigent vers le golfe d’Asinara, ou vers la mer Tyrrhénienne, tandis qu’au sud ils se dirigent au sud-est ou au sud-Ouest. La végétation de cette plaine est celle des terrains sablonneux, schistiques, granitiques. Ainsi nous vîmes en profusion l’asphodèle, la férule, la pteris aquilina ou fougère commune, déjà à trente centimètres au-dessus du sol, des chênes-liége, des ilex, le lentisque, le cytise, le cyste ou rose des roches, non encore fleuri, le genêt à épines, l’églantier en pleine floraison, la mûre sauvage, l’érica mediterranea, l’arbutus.

Ce sont les mêmes qui composent l’admirable maquis de la Corse; mais sur ces plaines élevées et ravagées par les vents elles ne présentaient pas la végétation florissante et gracieuse de ce pays. Quand nous arrivâmes à Macomer il faisait déjà grand jour. Macomer est un grand village, ou une petite ville, de deux mille habitants, à l’extrémité sud-est de la grande plaine de Campeda, et ressemble en tout à Osilo.

Les maisons sont en pierres rustiques et à un étage, et les rues sont assez espacées. Son élévation rend Macomer saine et habitable toute l’année. Dans le voisinage nous vîmes de la culture, des blés, des avoines, du lin, et des arbres fruitiers: figuiers, poiriers et oliviers. En quittant Macomer la route commence à descendre vers le Campidano de Milis, ou plaine de Milis. Près de la route nous vîmes plusieurs «nurhags» ou monuments sépulcraux, qui existent en si grand nombre dans la Sardaigne, et qui ont exercé l’ingénuité des savants.

Ce sont de grandes constructions de pierres rudes, non travaillées, rangées horizontalement, de dimensions colossales, de formes irrégulières, ou en pyramides tronquées. Elles ont toutes une ou plusieurs chambres intérieures et une petite ouverture latérale, basse elles ont de dix à vingt mètres d’élévation sur dix ou trente de diamètre.

On croit que ces édifices sont des monuments sépulcraux construits par les Phéniciens, dont on trouve des traces multipliées dans la Sardaigne. Ils sont encore très-nombreux dans l’île, car il y en a au moins trois mille, quoique beaucoup aient été détruits pour utiliser les pierres dont ils sont composés. On ne trouve des constructions semblables dans les régions méditerranéennes que dans les îles Baléares. Les antiquaires les assimilent aux vieilles tours rondes que l’on voit dans l’Irlande et dans les îles Orkney et Shetland, au nord de l’Écosse. Peu à peu on arrive, en suivant une direction sud-ouest, à une plaine presque au niveau de la mer, celle dans laquelle coule la rivière Tirso, la plus grande de la Sardaigne.

On passe le fleuve, comme on l’appelle, qui à cette saison roule vers la mer une masse assez considérable d’eau, et on entre dans la ville d’Oristano à quelques centaines de mètres plus loin. Le sol de cette plaine alluviale, souvent inondée l’hiver par le Tirso et ses affluents, est fertile, et une étendue assez considérable est cultivée en céréales, en fèves, en lin, ou laissée en pâturage.

On me dit qu’en Sardaigne on a peu ou point l’habitude de fumer les terres, même celles qui sont labourées, mais que si on les laisse en friche une année sur trois, les bonnes terres produisent abondamment. L’habitude est de semer le blé une année, puis la seconde des fèves, des pois, du lin ou de la luzerne, et la troisième on laisse reposer. Toutefois, avec ce système, le rendement est inférieur de beaucoup à celui de nos terres du Nord bien fumées, malgré la lumière et la chaleur du soleil du Midi.

Dans toute cette plaine basse, les routes, les sentiers, et même les propriétés, sont bordés de haies épaisses d’opuntia ou figue de Barbarie. Elles donnent au pays un caractère très-oriental, tropical même, et rappellent les descriptions du Mexique. Ces haies ont de deux à trois mètres de large, et de trois à quatre de haut, et forment une barrière tout à fait impénétrable, tant pour les hommes que pour les bestiaux.

Au milieu de ces haies croissent une foule de plantes sauvages, parmi lesquelles je remarquai la clématite et la mûre sauvage. Cette dernière surtout entrelaçait ses rameaux épineux, dans toutes les directions, et se développait avec tant de vigueur que parfois elle semblait sur le point d’étouffer son ami méridional dans ses étreintes multipliées et vigoureuses.

L’opuntia exceptée, il n’y avait aucune trace à Oristano, ou dans son voisinage, de végétation sous tropicale, et le printemps ne me sembla pas plus avancé à Oristano le 26 avril qu’à Sassari le 22. Les vents froids se précipitent évidemment du nord au sud en hiver, à travers les hautes plaines du centre, et refroidissent sa température comme ils refroidissent celle de Sassari. Ainsi la température d’hiver à Oristano, à en juger par la végétation, doit être inférieure à celle de la Rivière de Gênes, ou à celle de la côte orientale et sud de l’Espagne.

La ville d’Oristano, la plus considérable du centre de l’île, population 4,500 h., est située à un kilomètre ou deux du golfe d’Oristano, une grande baie protégée. Au nord et au sud d’Oristano se trouvent une série de grands étangs d’eau douce, très-poissonneux, et la plaine elle-même au sud est marécageuse pendant une grande partie de l’année.

Aussi la ville, étant très-malsaine en été et en automne, est alors abandonnée par la plupart des habitants aisés; presque tous ceux qui y restent gagnant des fièvres graves. Le Tirso est en partie cause de l’insalubrité d’Oristano et de la campagne environnante. Les tempêtes d’hiver amoncèlent des graviers et des sables à son embouchure qui empêchent le libre écoulement de ses eaux et de celles de ses affluents. Les eaux s’accumulant inondent les basses plaines de ces régions, donnant lieu à la formation des marais et des étangs nombreux qui s’y trouvent.

La ville est formée par un certain nombre de rues groupées autour de la vieille cathédrale, un édifice vraiment remarquable par ses vastes proportions et par son architecture. Cette cathédrale est tout à fait en disproportion avec la ville actuelle, comme cela se voit souvent en Italie, et témoigne d’une prospérité ancienne beaucoup plus grande que celle des temps modernes. Peut-être que toutes les ressources du pays furent consacrées à son érection pendant un siècle ou plus, comme cela arrivait dans le moyen âge.

Du reste Oristano est une ville très-ancienne, et on y a trouvé, en faisant des fouilles, des vases et des statues qu’on rapporte à une très-haute antiquité, celle des Phéniciens, qui occupèrent le pays avant les Grecs, les Carthaginois et les Romains.

Dans le voisinage de la vieille cathédrale, il y a des rues habitées en grande partie par des nobles sardes, les représentants de très anciennes familles. Beaucoup d’entre eux sont très-pauvres, et ne font que végéter, quoique très-fiers de leur noblesse. L’été et l’automne, ils abandonnent la ville, comme nous l’avons dit, pour échapper à la malaria et s’en vont à leurs propriétés sur la montagne. Probablement que dans les temps anciens, lorsqu’Oristano était peuplée et florissante, la campagne environnante était mieux drainée et la ville plus salubre.

Cependant les conditions géologiques et fluviatiles ont dû exister, plus ou moins comme aujourd’hui, depuis des centaines de siècles, et les habitants devaient autrefois souffrir et mourir de la fièvre à peu près comme aujourd’hui.

Dans les temps anciens, même dans le moyen âge, on ne semblait pas attacher autant d’importance à la vie qu’aujourd’hui. La vie moyenne était beaucoup moins longue, et les générations se succédaient plus rapidement. Il en est ainsi de nos jours dans tous les pays insalubres. Les jeunes héritent de bonne heure par suite de la mort prématurée de leurs parents, se marient de bonne heure, ont des enfants de bonne heure, et meurent, comme leurs ancêtres, de bonne heure. Ainsi l’humanité marche toujours et un pays insalubre ne se dépeuple pas.

La prospérité ancienne d’Oristano semble devoir renaître de nos jours. Il y a plusieurs nouvelles rues et beaucoup de nouvelles maisons. L’ouverture du chemin de fer a sans doute contribué puissamment à ce résultat. On parle de projets de drainage et d’endiguement de la rivière à son entrée dans la mer. En un mot Oristano, semble être entrée dans une voie de progrès.

Il y avait une fête, le jour de mon arrivée, et «l’Albergo» principal était rempli de monde.  Heureusement j’avais une lettre d’introduction pour le maire de la ville, un vieux et très-aimable colonel sarde en retraite. Il me prit sous sa protection, et me fit donner une bonne chambre, au-dessus d’un café, vis-à-vis un petit théâtre qui venait d’être construit et ouvert, avec une troupe d’opéra.

On y reproduisait, à ce qu’on me dit, tous les opéras les plus en vogue, et cela avec beaucoup d’ensemble et d’entrain.

En Italie et dans les îles italiennes, la Sardaigne et la Sicile, presque toutes les petites villes ont leur Opéra italien. Les artistes ont le sentiment de la musique et chantent presque toujours juste, même si leur voix n’a pas une grande étendue. Ces petits théâtres servent d’école, de pépinière pour les talents commençants. Ceux qui montrent un vrai talent et dont la voix se fortifie et se perfectionne, après y avoir gagné l’habitude de la scène, prennent leur essor et s’emparent des grands théâtres de l’Europe. Ceux dont la voix et le talent sont stationnaires et qui, toutefois, sont musiciens dans l’âme, restent et passent leur vie artistique dans les théâtres de ces petites villes italiennes, entourés toujours d’un auditoire sympathique et caressant, souvent enthousiaste.

Quoiqu’à Oristano même je ne vis nulle évidence d’un climat d’hiver exceptionnellement doux, une excursion aux vergers d’orangers à Milis, dans le voisinage, me prouva que la chaleur solaire y existait hiver comme été et qu’il n’y manquait que la protection contre les vents du Nord en hiver.

Milis est à une quinzaine de kilomètres au nord-ouest d’Oristano. Pour y arriver il nous fallut rebrousser chemin et parcourir de nouveau, pendant près de deux heures, la route par laquelle nous étions arrivés du nord. Le village est à trois ou quatre kilomètres de cette route, et on y arrive par un chemin vicinal abominable, pavé de grosses pierres inégales. Pour échapper au cahotement effroyable qu’elles occasionnent, il nous fallut descendre et marcher. Les vergers sont au pied d’une petite montagne, allant de l’est à l’ouest, qui donne la protection nécessaire contre les vents du Nord. Un ruisseau abondant, qui ne tarit jamais en été, descend de cette même montagne, passe au milieu et les arrose. Les orangers forment une véritable forêt d’à peu près quatre kilomètres de large sur deux de profondeur. Cette forêt est célèbre depuis des siècles par les oranges qu’elle produit, et qui se répandent dans toute la Sardaigne.

Une grande partie de la forêt appartient au marquis de Boyle, noble Sarde. Ces vergers, protégés par la montagne contre les vents du Nord, sont assez loin de la mer, une dizaine de kilomètres, pour que les vents de mer ne leur arrivent pas. Les orangers n’aiment pas le vent, surtout s’il vient de la mer, mais ils aiment un soleil ardent, en été, et Milis étant exposé en plein au midi, le leur offre.

Sous l’influence de ces conditions ils sont aussi florissants que dans les tropiques. Ce qui contribue puissamment à leur bien-être, c’est l’eau que fournit le ruisseau. Cette eau est assez abondante pour qu’on puisse arroser tous les orangers à fond, tous les quinze jours pendant les chaleurs et les sécheresses de l’été. Je passai presqu’une journée dans cette admirable forêt qui me rappelait le jardin des Hespérides de la mythologie grecque avec ses arbres couverts de pommes d’or.

L’orangerie de Milis est vraiment digne d’être habitée par les nymphes Aglaé, Arethusa et Hesperethusa, les filles d’Atlas. Les arbres sont très-beaux avec des troncs de trente à quatre-vingts centimètres de diamètre près du sol: beaucoup d’entre eux doivent être très-vieux. Ils ne sont pas, toutefois, aussi beaux, comme arbres, que les orangers que j’ai vus à Milianah en Algérie.

Ces derniers ne se divisent qu’à un ou deux mètres de la terre, tandis que ceux de Milis se divisent très-bas en deux ou trois branches. Ces branches montent à une hauteur de quatre ou cinq mètres, pour se subdiviser ensuite et former une voûte de verdure composée de petites branches qui produisent les fruits. Cette voûte touffue protège la terre contre l’ardeur du soleil. En effet dans beaucoup d’endroits, il y avait de la mousse aux pieds des arbres, quoique la forêt fût en plein midi.

On me dit que ce système de culture était adopté afin d’entretenir la fraîcheur et l’humidité du sol, même pendant les plus grandes chaleurs de l’été, et que l’expérience des siècles leur avait démontré que c’était le meilleur. On ne donne jamais du fumier aux orangers, rien que de l’eau; la terre est une terre d’alluvion profonde. Le jardinier en chef me dit que les arbres venus de graines sont très-exposés à mourir au moment même auquel ils commencent à produire abondamment, d’une maladie qu’il appela secco. Les petites branches d’abord, puis les grandes, puis, en quelques années, tout l’arbre, se dessèchent et meurent, sans cause reconnaissable. Il me montra, çà et là, des arbres qui se flétrissaient et mouraient ainsi, au milieu d’arbres sains, tout à fait bien portants. Les arbres malades étaient tous des arbres venus de graines, non greffés.

Les arbres bien portants étaient tous greffés. Il en était arrivé à ne jamais planter des arbres non greffés. Je mangeai plusieurs de ces oranges que je trouvai délicieuses. Au milieu de l’orangerie je trouvai quelques beaux citronniers en plein rapport, les seuls que je vis en Sardaigne. Ils étaient protégés contre les froids d’hiver par la forêt qui les environnait. Sur la rivière de Gênes, depuis Nice jusqu’à San Remo, les citronniers existent en grand nombre, couvrant le versant inférieur des montagnes, du côté de la mer, et cela sans aucune protection. Ils constituent le plus riche rapport agricole de cette partie de la rivière, et quoique plus délicats, quant au froid, ils craignent moins le vent, et surtout le vent de la mer, que les orangers. L’inspection de la carte du golfe de Gênes en tête de cet ouvrage, montre combien est complète et admirable la protection donnée par les montagnes, contre les vents du nord, à la rivière de Gênes.

TABLE DES MATIÈRES

V. DA ORISTANO A IGLESIAS: PALUDI – COSTUMI – IGLESIAS

Calma, severa, tacita, compatta,
Ferma in arcione, gravemente incede
La prima squadra, e diètrô al Re s’accampa
In chinse file …
Agili al corso, aspri alla lotta, adusti
Le maschie fronti all’isolano sole
Seguono i Sardi cacciator

CONSTANTINO NIGRA
(La Rassegna di Novara)

Iglesias est une petite ville de la région montagneuse qui forme le carré sud-ouest de la Sardaigne, région riche en minerais, et déjà fouillée par cinquante mines. Elle en est la capitale, le centre, le point d’appui pour tout ce qui regarde le travail des mines et les fournitures que réclame une population minière nombreuse.

Le chemin de fer d’Oristano à Cagliari a un embranchement pour Iglesias qui rejoint la ligne centrale à une trentaine de kilomètres de Cagliari. En quittant Oristano et en descendant au midi le chemin de fer passe à travers de vastes plaines marécageuses, qui semblent être presqu’au niveau de la mer. Les eaux qui découlent des montagnes qui ferment ces plaines à l’ouest et à l’est, ne trouvant pas d’écoulement, ou s’écoulant difficilement par la rivière centrale, forment des étangs, des flaques d’eau, des marais.

Dans une époque géologique comparativement récente, ces plaines ont dû être au-dessous du niveau de la mer, et la région sud-est de la Sardaigne a dû être une île. Un rehaussement, dû probablement à l’action volcanique qui a laissé tant de traces dans la Sardaigne, a réuni les deux groupes de montagnes, celles de l’est et celles de l’ouest. Malgré l’état marécageux de la plaine et son insalubrité extrême elle constitue évidemment une propriété dont on commence à s’occuper. Partout où la moindre élévation de terrain rend le drainage possible, on voit des essais sérieux de culture.

De grands troupeaux de petits chevaux et de bœufs erraient çà et là, et semblaient accoutumés au bruit du chemin de fer. Ils ne s’enfuyaient pas à notre approche, levant seulement la tête pour nous regarder avec une curiosité paresseuse. Le train s’arrêta à quelques rares villages, encore occupés par leurs habitants, qui n’avaient pas encore pris la fuite pour se réfugier sur les montagnes, car la saison des fièvres n’était pas arrivée (25 avril).

A chaque station il y avait une foule de paysans voyageurs, qui semblaient beaucoup apprécier ce nouveau mode de locomotion, et remplissaient les wagons de troisième classe, spacieuses voitures à deux étages, très-aérées, évidemment construites pour les grandes chaleurs. Les wagons de première et de seconde classe étaient les mêmes que chez nous.

Le costume pittoresque de ces paysans donnait aux stations une physionomie étrange. Dans les villes les Sardes s’habillent comme sur le continent, comme partout, mais dans la campagne ils ont conservé le costume national qui est sombre et sévère pour les hommes. Les femmes, au contraire, affectent les couleurs gaies et portent des ornements et des bijoux.

Il y a des différences notables pour les différentes localités de l’île, mais on peut dire qu’en général les hommes portent un gilet en cuir ou en laine, à bras, qui se croise sur la poitrine et se boutonne jusqu’au cou, une espèce de jupe en laine noire qui descend jusqu’aux genoux, des caleçons de laine ou de linge, et des guêtres en cuir. Les cheveux, presque toujours d’un noir de jais, sont portés longs et flottants, ou ramassés dans un filet.

Les femmes, les jours de fêtes, portent des corsages brodés en argent et en or, ouverts en avant, avec des manches à la grecque; ces corsages, divisés aux côtés, sont mis sur des corsets aussi richement ornés. Les jupons sont larges, raides et plissés. Sur la tête elles portent un petit drap jaune, à bord rouge, qui retient les cheveux, ou un filet comme les hommes. Peu après avoir quitté la ligne centrale du chemin de fer pour prendre l’embranchement d’Iglesias, nous commençâmes à monter presque imperceptiblement. Les étangs et les marais cessèrent de se montrer de chaque côté, et la terre devint ferme.

Aussitôt des villages apparurent et autour d’eux se montrèrent la végétation et les cultures qui indiquent la présence de l’homme et les terrains fertiles dans les régions méditerranéennes, oliviers, amandiers, pêchers, poiriers, vignes, céréales.

Les paysans étaient tous vêtus de peaux de mouton, avec le jupon noir national en laine, des caleçons en laine et des guêtres en cuir. Ils étaient évidemment habillés pour le froid non pour la chaleur, et cela quoique nous fussions à la fin d’avril, en plein été pour nous. Mais ils connaissent le danger du plus léger refroidissement, même à cette époque de l’année, et continuent à porter leurs vêtements d’hiver pour l’éviter jusqu’en mai.

J’ai trouvé les mêmes habitudes en Algérie et en Tunisie, en avril et en mai, parmi les Arabes et les Maures. Connaissant le danger des refroidissements ils continuent à porter leurs vêtements d’hiver jusqu’à la fin de mai ou jusqu’au commencement de juin.

En cela ils montrent plus de prudence que beaucoup d’entre nous au Nord qui mettons nos vêtements d’été aux premiers beaux jours du printemps.

La population sarde me parut partout belle et vigoureuse si ce n’est dans les endroits décimés par la fièvre. Les hommes sont mâles et bien faits, les femmes brunes, souvent jolies et attrayantes. Probablement que la grande mortalité des enfants en bas âge fait un triage à la mode de Sparte, et ne laisse guère exister que les plus sains, les plus vigoureux, destinés à devenir de beaux hommes, de belles femmes.

On dit que les troupes sardes, les chasseurs sardes, sont parmi les meilleures de l’armée italienne. Ils ont beaucoup de courage et d’entrain, sont sobres et forts, de sorte que l’on peut toujours compter sur eux, et les mettre en avant au moment du danger. L’étendue de plus en plus considérable des terres cultivées, à mesure que nous nous approchions des montagnes à l’ouest, démontra que nous étions dans le voisinage d’un centre d’activité et de civilisation.

En effet Iglesias, située à l’entrée de la région montagneuse où se trouvent les mines, a toute l’apparence de la prospérité qui se rattache à un centre d’affaires important. Comme je l’ai déjà dit, une foule de mines ont été ouvertes depuis une dizaine d’années par des compagnies de diverses nationalités, italienne, française, allemande, anglaise, pour l’extraction des minerais de plomb argentifère, et de calamine ou carbonate de zinc.

Beaucoup d’autres ont été concédées et doivent être ouvertes incessamment. Plusieurs de ces compagnies ont de cinq à douze cents ouvriers et leurs mines donnent de très-beaux résultats. Les minerais de plomb et de zinc sont le plus souvent assez faciles à trouver et à travailler dans cette partie de la Sardaigne, à cause de leur position. La masse des montagnes est formée de schistes siluriens, sur lesquels se trouvent des rochers calcaires secondaires. C’est au point de contact que se trouvent les minerais, et dans beaucoup de cas il suffit, pour les exploiter, de percer le flanc de la montagne à ce point de contact. Les anciens Romains connaissaient les richesses minérales de la Sardaigne, et on trouve les traces de leurs travaux dans beaucoup d’endroits, tant dans les montagnes qui avoisinent Iglesias que dans le nord et l’ouest de l’île.

Aussi beaucoup d’exploitations minières se sont établies, dans ces derniers temps, dans ces régions. Il y a d’autres compagnies formées pour l’exploitation des forêts. Comme la houille manque en Sardaigne, les travaux des mines se font presque exclusivement au moyen de charbon de bois, ce qui nécessite des coupes considérables, et des routes dans les endroits les plus reculés, pour alimenter les insatiables besoins des fourneaux. Aussi ces forêts, quoique belles et vastes, sont très-menacées dans un avenir peu lointain.

Comme Iglesias est le centre, le point de départ et d’arrivée de presque toute l’activité minière et forestière de la région sud-ouest, elle fournit à tous les besoins matériels de la vie des milliers d’ouvriers qui y travaillent; aussi elle se développe comme une ville d’Amérique. On voit de chaque côté de nouvelles rues, de nouvelles maisons. Les boutiques sont nombreuses et bien garnies, et la population semble bien nourrie, saine et joyeuse. Par sa position elle est presqu’en dehors de l’influence de la malaria, et l’hiver doit y être frais et sain, à en juger par les roses sur les joues des enfants et des femmes. Ces dernières avaient des allures franches, aisées, décidées, qui montraient qu’elles étaient en communication journalière avec la population mâle autour d’elles. Elles ne sont nullement timides et vous regardent en face, tandis que dans le nord, et dans les petites villes, elles ont des manières semi-orientales, détournent les yeux quand on les regarde, et se voilent la bouche et la partie inférieure de la figure comme en Orient.

Je trouvai une auberge, primitive, comme partout, mais passable, tenu par un Napolitain, et occupant le second étage d’une maison dans la rue principale. Mais j’avais une lettre d’introduction pour un compatriote, qui était à la tête de plusieurs mines, et il insista pour que je vinsse m’établir chez lui. Mon nouvel ami avait reçu avis de ma visite, et avait organisé une excursion dans la montagne que j’acceptai avec joie. Comme il n’y avait pas de route carrossable pour arriver aux mines que nous devions visiter, seulement des sentiers pour les chevaux, et comme on y trouve très-peu de provisions de bouche, mon aimable hôte devait envoyer en avant le nécessaire.

Pendant qu’il s’occupait à tout préparer pour notre bien-être futur, j’employai l’intervalle à examiner Iglesias et le pays à l’entour. La ville d’Iglesias a dû autrefois être une ville d’une certaine importance, dominant les plaines au-dessus desquelles elle est placée, à une élévation de deux cents mètres, et fermant l’entrée des montagnes dont elle était pour ainsi dire la clef. On y voit encore les ruines d’un grand château, qui a dû être très-fort. Il occupe un plateau d’une assez grande étendue au-dessus de la ville, qu’il menaçait. Jusqu’à une époque toute récente il n’y avait pas de routes pour pénétrer dans les montagnes, maintenant il y en a plusieurs de très-bonnes, construites pour l’exploitation des mines et des forêts. Il s’en construit d’autres tous les jours dans le même but; toutes partent d’Iglesias ou y aboutissent.

Les alentours d’Iglesias sont très-frais, verdoyants, fertiles, ou du moins l’étaient au moment de ma visite à la fin d’avril. Il y a beaucoup de vergers remplis d’arbres à fruits: oliviers, amandiers, pêchers, figuiers, vignes, et quelques petits orangers dans des endroits bien abrités. Je trouvai aussi de charmantes promenades, sur les flancs de la montagne dans des sentiers auxquels les haies d’opuntia donnaient une physionomie étrange et très-méridionale; je me rappellerai toujours un de ces sentiers.

Il avait à peu près trois mètres de large, et était bordé de chaque côté d’une haie de figuiers de Barbarie, assez épaisse pour que l’on ne pût voir à travers, assez élevée pour que l’on ne vît que des arbres derrière, et serpentant sur les flancs d’une colline tapissée de gazon.

Au milieu des rameaux grotesques des opuntia il y avait un fouillis de plantes grimpantes de cinquante espèces différentes, s’entrelaçant amoureusement entre elles de mille manières, remplissant tous les coins et les recoins, et prêtant à la ramification bizarre des opuntia le charme de leur beauté et de leur floraison.

Ainsi j’y remarquai le liseron, la clématite, la salsepareille, la bryone, le chèvrefeuille, le convolvulus, des pois à vives couleurs, l’asperge, la bourrache, la ciguë, la fumeterre, l’euphorbia, la moutarde, le réséda sauvage, le chrysanthème des blés, le chardon bigarré, la pariétaire, la ferula aspera, le mouron; tous en fleur.

Il n’y avait pas une feuille de lierre; je présume que la cause en était la nature schistique du terrain, sans élément calcaire. Cet élément semble nécessaire à l’existence du lierre qui se trouvait ailleurs en abondance dans cette région sur les roches calcaires. Jamais de la vie je n’ai rien vu de plus gracieux, que ce sentier en Sardaigne. C’était la force nue, laide, épineuse, représentée par les opuntias, rendue belle et poétique par la présence et les étreintes amicales de tout ce qu’il y a de plus frêle et de plus délicat dans le domaine de Flore.

Nous étions au 26 avril, et comme toutes ces plantes étaient en pleine floraison, en comparant cette date avec l’époque de la floraison de ces mêmes plantes au Nord on peut se faire une idée très-exacte de la différence de température et de climat entre un point quelconque du nord de l’Europe et du midi de la Sardaigne; au moins pour les espèces herbacées, et pour la végétation superficielle.

VI. EXCURSION DANS LES MONTAGNES – LES MINES – AQUA RÉSÉ – LA FORÊT VIERGE – PALA GUTTURA – LES CHEVAUX SARDES

Nous descendons sur une plage au fond du golfe de Palma. Cette plage borde une plaine inculte et marécageuse. Du sable blanc, de grands chardons, quelques touffes d’aloès, çà et là quelques buissons d’un arbuste à écorce pâle et grise, dont la feuille ressemble à celle du cèdre, des nuées de chevaux sauvages paissant librement dans ces bruyères, qui viennent en galopant nous reconnaître et nous flairer, et partent ensuite en hennissant, comme des volées de corbeaux; à un mille de nous des montagnes grises nues avec quelques taches seulement d’une végétation rabougrie sur leurs flancs; un ciel d’Afrique sur ces cimes calcinées, un vaste silence sur toutes ces campagnes….. LAMARTINE (Voyage en Orient).

Le départ pour les montagnes eut lieu le 27 avril après déjeuner. Nous avions à peu près vingt-cinq kilomètres de route à faire sur de petits chevaux sardes pour arriver à notre destination, les mines de plomb d’Aqua Résé. Le chemin, rien qu’un rude sentier émaillé de grosses pierres, nous conduisit sur les élévations les plus basses des hautes montagnes, à travers une région dénuée d’arbres, mais couverte de maquis, de ces plantes et de ces arbustes qui viennent d’habitude dans les terrains granitiques, sablonneux et schistiques de la Méditerranée.

Mon hôte m’apprit en partant que mon cheval, un petit mais vigoureux étalon, était doux comme un agneau, pourvu qu’on ne le laissât pas s’approcher d’un autre cheval. Dans ce dernier cas il fallait que je fusse sur mes gardes, car il avait un petit défaut de caractère. Il nourrissait une animosité mortelle contre ceux de son espèce; aussi avait-il la mauvaise habitude de se raidir sur son train de derrière et de se précipiter sur eux si on lui en donnait l’occasion, comme sur une proie, leur faisant souvent beaucoup de mal. Aussi ses compagnons d’écurie le craignaient beaucoup.

Comme j’avais vu en Corse, ainsi que je l’ai raconté, un étalon attaquer de cette manière ses compagnons de voyage dans la diligence, et comme nous avions manqué y perdre la vie, je devins très-circonspect et me tins, d’abord, à une distance très-respectueuse de mes amis, ne désirant nullement que la scène se répétât moi étant sur son dos.

Le trouvant, toutefois, très-facile à conduire, très-soumis à une main ferme et douce, je devins peu à peu plus rassuré et à la fin tout à fait enthousiaste de ses bonnes qualités. Il fut en effet avec moi, comme on me l’avait annoncé, aussi doux, aussi maniable qu’un agneau, et montra une force et une sûreté de pied qui me remplirent d’admiration. Il montait des précipices escarpés comme le toit d’une maison, il descendait des pentes presque perpendiculaires, tout en grimpant sur et à travers des amas de grosses pierres comme un écureuil, ou comme un chat de gouttière.

On s’accoutume à tout, et quoique d’abord un peu inquiet et effaré, bien avant la fin de la journée j’étais devenu d’une hardiesse à toute épreuve. J’aurais escaladé, je le pense, une falaise à pic, si mon petit cheval l’avait voulu ! Nous fûmes reçus à la mine d’Aqua Résé par le directeur, un ingénieur allemand, qui parlait le français et l’anglais également bien. Il me mit à l’aise de suite par ses manières franches et cordiales, et nous installa dans sa petite maison, construite sur une terrasse, sur la pente de la montagne, près des travaux de la mine.

Cette terrasse domine une jolie vallée serpentante qui aboutit à la mer, sur la côte occidentale à quinze kilomètres de là. On y a fait une bonne route avec un petit port au bout pour l’embarquement des minerais. Après dîner il fut question d’examiner les mines, dont les travaux sont très-intéressants. Ainsi que je l’ai déjà dit, dans la plupart des mines de la Sardaigne on pratique des galeries sur le flanc de la montagne, au point de contact des rochers schistiques et calcaires pour l’extraction des minerais.

Comme les filons se trouvent à différentes hauteurs et que l’on pénètre assez profondément dans l’intérieur de la montagne, très-souvent les galeries communiquent entre elles par des puits profonds dont l’ascension se fait par des échelles en bois. Telle était la mine d’Aqua Résé. Je trouvai notre directeur, un compagnon très-scientifique et instructif, rempli, saturé de connaissances minières. Il était un chimiste et un géologue scientifique, mais je fus frappé de la direction minière et métallurgique que prenait son esprit dans ces sciences, et cela instinctivement pour ainsi dire. Je compris, encore une fois, comme l’esprit se fortifie et se perfectionne dans toute carrière scientifique par l’assimilation de ce qui y a rapport dans les autres sciences.

C’était un homme d’une quarantaine d’années qui avait travaillé aux mines, pratiquement, sur le continent d’Europe, en Asie, et dans d’autres parties du monde. L’étude, me dit-il, était sa grande consolation dans sa vie solitaire, car il vivait à peu près seul pendant huit mois de l’année, au milieu d’une foule d’ouvriers ignorants et souvent hors la loi.

Il avait plusieurs centaines d’hommes sous ses ordres, et comme le salaire des mines était assez élevé pour ces pays, non-seulement ce salaire attirait les Sardes, mais encore des milliers de continentaux. Quelques-uns de ceux-ci étaient honnêtes et laborieux, mais la plupart étaient le rebut des grandes villes de la terre ferme, forcés de s’expatrier pour «le bien de leur pays». Le seul moyen d’établir une discipline convenable dans un tel troupeau, me dit-il, était d’exiger une obéissance passive et immédiate, et de renvoyer sur-le-champ ceux qui résistaient. Quelquefois il en renvoyait une vingtaine ou plus dans l’heure, sans se soucier de leurs murmures, de leurs regards sombres et de leurs propos menaçants. Sa chambre était un vrai arsenal, les murs étant tapissés de fusils et de revolvers, afin d’être prêt en cas de besoin, nous dit-il en riant.

Dans l’exploitation des mines on fait des contrats avec des entrepreneurs à tant le mètre cube, le prix dépendant de la plus ou moins grande facilité de l’extraction, ainsi que de la qualité des minerais; les entrepreneurs s’arrangent avec les ouvriers, partageant les recettes dans de certaines proportions. A partir de juin jusqu’en octobre, les mois pendant lesquels l’intempérie règne en Sardaigne, on ferme presqu’entièrement les mines, et les directeurs, ainsi que le personnel, ont une vacance de quatre mois qu’ils passent toujours sur le continent. Le minerai est un plomb argentifère assez pur.

Le lendemain nous partîmes après déjeuner, encore une fois à cheval, pour une autre mine, appartenant aux mêmes propriétaires, celle de Pala Guttura, à 25 kilomètres de distance, au milieu des montagnes. Notre chemin nous conduisit d’abord à travers un terrain de même nature que la veille, schistes et roches sablonneuses; aussi la végétation était la même.

Le paysage ressemblait beaucoup à celui des montagnes un peu basses, à contours moelleux, de l’Ecosse; seulement au lieu de bruyères nous avions le «maquis de la Corse», lentisque, cytise, asphodèle, férule, arbutus, bruyère méditerranéenne, et dans les localités humides des cyclamens. Puis apparurent le myrte, la clématite, la salsepareille, le lierre ainsi que les poiriers sauvages semés par les oiseaux, ce qui nous fit voir que des terres calcaires commençaient à se mêler aux schistes. A mesure que la proportion du calcaire augmentait, ces plantes prirent un développement de plus en plus remarquable.

En suivant la route que nous avions à parcourir nous étions obligés tantôt de faire l’ascension de montagnes de quatre à cinq cents mètres d’élévation, tantôt de descendre dans des vallées presque aussi profondes. Dans la première partie de notre route, les flancs des montagnes étaient dénués d’arbres, mais on voyait les tronçons de milliers d’arbres qu’on avait coupés près du sol. Evidemment nous traversions l’emplacement d’une grande forêt récemment détruite. Il paraît que quelques années auparavant un négociant de Livourne acheta dans cette région plusieurs kilomètres carrés de montagne, couverts de beaux arbres, pour une somme de 350,000 francs, qu’il devait payer par fraction à des époques déterminées.

En même temps il avait fait un contrat avec le gouvernement espagnol pour une fourniture de charbon de bois. Tous les paiements étaient aussi espacés à des époques fixées. Avec les sommes ainsi reçues il s’acquitta de ses paiements au gouvernement italien au fur et à mesure qu’ils devenaient dus. Presque sans bourse déliée il gagna aussi un million dans l’affaire, dans l’espace de quelques années! On peut admirer son énergie et la manière savante et heureuse dont il combina les deux affaires, mais il eut un tort immense, celui d’avoir tout coupé, d’avoir entièrement déboisé la montagne. Le gouvernement italien n’aurait jamais dû le permettre, et ne devrait jamais permettre un tel abus de la possession.

Mes compagnons me dirent que dans ce climat les pluies d’hiver sont torrentielles, et que le sol n’étant plus fixé par les racines des arbres, ou protégé par leurs feuilles, sera nécessairement entraîné dans les ravins. Dans ce cas la montagne, étant ainsi dénudée de la terre qui la couvrait, les rochers apparaîtront à la surface et le pays sera frappé de stérilité.

Une grande partie des montagnes du midi de l’Europe, de l’Espagne, de la Rivière de Gênes, de l’Italie, de la Grèce, ne sont maintenant que des masses rocheuses, dénuées de végétation forestière. On n’y trouve que des arbustes, des arbrisseaux, ou tout au plus le maquis. Cependant dans des temps historiques, ces mêmes montagnes étaient couvertes de belles forêts. Ce changement a eu lieu par suite de dévastations égoïstes et imprévoyantes, comme celle que j’avais sous les yeux. Le mal est presque irréparable, car les conditions auxquelles ces forêts devaient leur existence ont cessé d’être par suite de l’absence de la terre qui les nourrissait.

Il est douteux même qu’on puisse les renouveler, car il est tout à fait possible, presque probable, que la formation de ces forêts remonte à des époques géologiques différentes de la nôtre, à des époques dans lesquelles le climat était plus humide, plus frais, dans la Méditerranée, qu’il ne l’est à présent. Il faudrait planter des essences différentes de celles qu’on a détruites, principalement des ilex. Presque les seuls arbres qui viennent bien aujourd’hui sur les rochers brûlés par le soleil dans la Méditerranée sont le pin maritime, le pin d’Alep, l’ilex et les cyprès. J’ai moi-même essayé beaucoup d’autres cultures forestières à Menton dans ces conditions, mais toujours en vain.

En sortant du territoire de ce Vandal forestier, nous entrâmes dans une région que la hache avait jusqu’alors épargnée, et nous fûmes bientôt au beau milieu de la plus belle forêt que j’aie vue de ma vie dans un pays de montagne.

Les arbres étaient presque exclusivement des ilex ou chênes verts et certainement les plus grands, les plus beaux que j’aie rencontrés dans le midi de l’Europe. Beaucoup d’entre eux étaient plus grands et plus beaux que les arbres les plus exceptionnels qu’on voit dans la forêt de Fontainebleau ou dans les plus vieux parcs des grands seigneurs anglais. Dans leurs efforts pour arriver à la lumière, des flancs de la montagne et des vallées, ils s’étaient souvent tordus de manière à prendre les formes les plus fantasques.

Dans une gorge ou vallée profonde surtout, le luxe, la force de la végétation étaient plus grands et plus puissants que tout ce que j’avais vu jusque-là dans les autres parties de l’Europe, et me fit revenir à l’esprit les descriptions que l’ai lues des forêts vierges sous les tropiques. Les vignes sauvages, les lierres, les clématites, les chèvrefeuilles, les mûres, les salsepareilles, au lieu d’être de simples plantes grimpantes, étaient devenues des lianes, des câbles, qui montaient à 15 ou 20 mètres dans les arbres, se tordant autour des troncs, et pendant de tous côtés. Je fus tout à fait charmé de voir que l’ami de notre enfance au Nord, la mûre, ne craignait nullement de lutter avec ses rivaux méridionaux.

Au contraire, même dans une forêt vierge de la Sardaigne, notre compatriote rivalisait avec eux et montait sur les arbres avec autant de courage, de vigueur et de force qu’aucun d’eux. Les rochers étaient en partie calcaires, en partie schistiques, et à chaque pas nous voyions les lierres, la cytise, des fougères, le polypodium vulgare, le filix-mas, l’asplenium adiantum nigrum, l’asplenium trichomanes, le pteris aquilina, sortir des crevasses des rochers. Ces plantes offraient leurs feuilles délicates au vent, qui les agitait doucement, tandis que le sol était émaillé de cyclamens pourpres, aussi nombreux que les pâquerettes dans une prairie au Nord.

Il doit y avoir des pluies abondantes dans ces vallées, et l’humidité doit y être extrême pendant une grande partie de l’année, car les troncs et les branches de beaucoup de ces beaux arbres étaient recouverts d’une mousse épaisse, et dans cette mousse croissait en abondance le polypodium vulgare. Au milieu de cette belle vallée il y avait un petit cours d’eau, un beau ruisseau, qui bouillonnait sur son lit pierreux, sautant en cascade de rocher en rocher, absolument comme en Suisse ou en Écosse. Mais l’eau était pure et transparente, non teinte en brun par les bruyères comme dans ce dernier pays. Nous trouvâmes aussi une très-belle et grande amaryllis blanche, indigène du pays. Je voulus en avoir des oignons, mais ils étaient si volumineux que je ne pus m’en charger dans un tel voyage.

Le lierre était si abondant que souvent il tapissait toute la surface de hauts rochers. Pala Guttura, où nous arrivâmes dans l’après-midi, reproduit Aqua Résé, mais la position en est encore plus pittoresque, plus sauvage, tout au sein de montagnes couvertes de forêts. Les galeries qui conduisent à la mine sont aussi sur les flancs de la montagne, et la maison du directeur est aussi sur une terrasse voisine.

Elle ressemblait à un rendez-vous de chasse dans les montagnes de l’Écosse. A quelques mètres de là une source abondante d’eau cristalline, pure et fraîche, sort de la montagne, et se précipite en bouillonnant, dans un ravin profond qu’elle a creusé. Les bords de ce ravin étaient couverts d’arbustes et de plantes grimpantes qui devaient à la source leur végétation puissante. Cette source est très-précieuse pour tout le pays d’alentour, car la bonne eau fait défaut dans cette partie de la Sardaigne, ce qui est probablement dû à la nature poreuse, schistique du terrain. A cette mine le sous-directeur était un beau jeune homme de vingt-cinq ans, fils d’un comte italien, et appartenant à une des premières familles de la noblesse vénitienne. Au lieu de vivre sur les rentes de son père dans la paresse, il s’était bravement mis à l’œuvre. Sa présence dans une telle entreprise me sembla de bon augure pour «l’Italia-unita».

A Pala Guttura j’appris qu’une grande partie de la forêt que nous venions de traverser venait d’être achetée par les propriétaires de la, mine afin de fabriquer le charbon de bois que réclamaient les travaux. On avait payé deux cent mille francs pour plusieurs centaines d’hectares de montagne et de forêt, dont une partie située dans la vallée à nos pieds était susceptible de culture. Jusqu’à tout récemment les communes en Sardaigne possédaient en commun de grandes étendues du pays, qu’elles utilisaient peu ou point.

Le gouvernement depuis quelque temps exproprie ces communes, leur donnant une somme presque nominale pour leurs droits; puis il met en vente les propriétés ainsi saisies. Ces ventes ont lieu tous les six mois, et se font le plus souvent à des prix presque nominaux. Par suite il y a de grandes fortunes à faire en Sardaigne, sans aller en Amérique ou en Australie. Il y a, toutefois, des conditions attachées à l’achat de ces terrains communaux qui éloignent beaucoup d’acheteurs. D’abord il faut, à partir du moment de la prise de possession, payer des taxes gouvernementales et locales qui obligent l’acheteur à faire valoir son bien, car autrement ces taxes seraient ruineuses; en outre, l’achat ne donne pas la possession des minéraux qui peuvent se trouver dans les terrains achetés.

Toute personne qui découvre une mine peut en demander la concession aux autorités, et la concession accordée, elle peut, moyennant indemnité, déposséder le propriétaire du terrain dans l’étendue nécessaire pour les travaux de la mine. Dans ces travaux des mines on se sert presque exclusivement de dynamite comme matière explosive, au lieu de poudre. Le lendemain, nous retournâmes à Iglesias, à travers la forêt et la montagne, par une autre route que celle qui nous y avait conduit, mais tout aussi belle, tout aussi pittoresque.

Grâce à la souplesse et aux jarrets d’acier de nos petits chevaux sardes, nous fîmes encore une fois un voyage qui m’aurait semblé impossible trois jours auparavant, des ascensions presque à pic, des descentes presque perpendiculaires, et des courses au fond des ravins, au milieu de rochers sur lesquels il fallait grimper comme des écureuils.

Par suite de l’hospitalité de mon aimable hôte je pus ainsi pénétrer dans le centre d’une des régions les plus sauvages et les plus grandioses de la Sardaigne, dans une région presque inaccessible aux touristes ordinaires. Je n’y vis ni villages, ni habitations, ni population, si ce n’est aux alentours des mines en exploitation.

On me dit qu’il y avait des villages, mais sans ressources pour les voyageurs, ne leur offrant que les cabanes et les maisons des indigènes. Il paraît qu’il en est ainsi partout, en Sardaigne, dans les parties montagneuses et boisées. On ne peut guère y pénétrer qu’à cheval avec un guide, et il faut être préparé à se contenter, en chasseur, d’un abri quelconque, et même à coucher à la belle étoile, en cas de besoin. Ces forêts de montagne fourmillent de gros et de petit gibier, sangliers et cerfs, perdrix et lièvres.

On me parla beaucoup d’un grand seigneur anglais qui arrivait dans un beau yacht à vapeur, avec une compagnie choisie, l’amarrait sur la côte, dans les petites baies, chassait toute la journée et s’en retournait le soir dîner et coucher à bord de son vaisseau. C’est le bel idéal de la chasse en Sardaigne, et ces messieurs ont dû passer quelques semaines très-agréables, dans les forêts le jour, à bord d’un grand yacht la nuit, avec tout le confort et même le luxe de la civilisation moderne.

Avant de les quitter, mes amis d’Iglesias donnèrent un pique-nique en mon honneur, sur le bord. de la mer, à une dizaine de kilomètres de la ville. La nappe fut mise au milieu de rochers battus par les flots, dans une baie sauvage qui ressemblait à celle de Palma, que décrit Lamartine, et dont elle n’est pas très-loin.

Tout en buvant le champagne et en mangeant les bonnes choses que notre aimable hôtesse avait préparées pendant notre absence, à la montagne, je fus vivement frappé des contrastes qui s’offraient à l’esprit. D’une part, un dîner parisien et de joyeux et aimables compagnons, autour d’un rocher couvert d’une nappe blanche qui nous servait de table; de l’autre, la nature nue, aride, mais grandiose, d’une plage perdue de la Sardaigne; tandis que, s’étendant jusqu’à l’horizon, était la grande mer, dont les vagues venaient, en grondant, déferler à nos pieds.

TABLE DES MATIÈRES

VII. D’IGLESIAS A CAGLIARI – LA VILLE DE CAGLIARI – LE JARDIN PUBLIC – CLIMAT DE LA SARDAIGNE – ÉTAT SOCIAL – PRODUITS – AVENIR

Sortis du golfe de Palma par une mer miroitée et plane, léger souffle d’ouest, à peine suffisant pour sécher la rosée de la nuit qui brille sur les rameaux découpés des lentisques, seule verdure de ces côtes déjà africaines: en pleine mer, journée silencieuse, douce brise qui nous fait filer six à sept nœuds par heure; belle soirée; nuit étincelante; la mer dort aussi. LAMARTINE (Voyage en Orient).

Le lendemain je pris congé, à regret, de mes hôtes, à l’aimable réception desquels je devais tant, et je partis en chemin de fer pour Cagliari. Nous retrouvâmes bientôt la grande ligne, que nous avions quittée huit jours auparavant pour monter à Iglesias. Après avoir passé à travers des plaines basses, marécageuses et peu cultivées, après avoir côtoyé les rives d’un grand lac, sur les bords desquels se tenaient immobiles de grands flamingos rouges venus de l’Afrique, nous arrivâmes à Cagliari.

Cagliari est une assez belle ville, dans une position magnifique, posée sur un rocher à soixante mètres au-dessus de la mer. Elle n’est pas aussi malsaine qu’Oristano quoique environnée d’étangs et de lacs; mais ces étangs, ces lacs, étant remplis d’eau de mer, sont salés. Aussi ils ne semblent pas engendrer la malaria, les fièvres, comme les lacs d’eau douce. Quelques jours plus tard je trouvai Tunis dans les mêmes conditions, entre deux lacs d’eau salée, et on ne s’y plaignait pas de la malaria.

La différence est frappante, sous le rapport de la salubrité, entre les plaines basses et marécageuses qui s’étendent autour et au sud d’Oristano, souvent inondées par les rivières l’hiver, et les plaines également basses près de Cagliari, exposées aux invasions de la mer. Dans les premières, la malaria, «l’intempérie», comme on appelle la fièvre d’accès, en Sardaigne, sévit avec intensité sous les formes les plus graves; dans les secondes, elle est beaucoup moins fréquente et moins funeste. Cette fièvre est plus intense, plus grave en Sardaigne qu’en Italie et qu’en Corse, et se prolonge davantage en automne. Ainsi elle dure jusqu’au milieu ou jusqu’à la fin de novembre, au lieu de cesser en octobre comme dans ces derniers pays. Elle est surtout à redouter pour les étrangers, quoique les indigènes en souffrent aussi, s’ils restent dans les régions réputées malsaines.

Les habitants du pays observent pendant l’été les mêmes règles qu’en Corse. Ils ne sortent qu’une heure après le lever du soleil, ils rentrent avant son coucher, et, pendant les grandes chaleurs de l’été, ils font une sieste au milieu du jour. Tous ceux qui le peuvent quittent les plaines, en juin, et se réfugient sur les montagnes.

Quoiqu’à plus de 200 kilomètres au sud de Sassari, et seulement à 200 kilomètres de l’Afrique la végétation n’était pas plus avancée à Cagliari, et n’avait pas un cachet plus tropical, qu’au nord de la Sardaigne. Un vent du nord-ouest souffla pendant tout le temps de mon séjour, du 1er au 3 mai, et la température était fraîche et agréable. On médit que presque toujours, pendant l’hiver et le printemps, le vent souffle du nord-est ou du nord-ouest. Traversant les plaines centrales de la Sardaigne, ces vents refroidissent sensiblement l’atmosphère. Par suite de ces conditions météorologiques, malgré la position méridionale de Cagliari, l’air y est frais, quelquefois froid en hiver. Il est en même temps humide, les vents du Nord passant sur une certaine étendue de mer pour arriver en Sardaigne; ainsi s’explique l’état de la végétation.

Pendant mon séjour le thermomètre descendait chaque nuit au-dessous de 15 degrés centigrades et ne montait pas au-dessus de 20° à l’ombre, pendant la journée. Mais on me dit, toutefois, que si le vent tournait au sud, ce qu’il pouvait faire d’un jour à l’autre, la chaleur deviendrait très-grande. En juillet et en août elle monte jusqu’à 35º et 38°. La chaleur des rayons solaires est alors très-forte, tout à fait insupportable sans ombrelle. Elle se fait sentir la nuit aussi bien que le jour. J’examinai avec beaucoup d’attention le jardin public, situé au-dessus des remparts, dans une position très-abritée.

Il est planté d’arbres et d’arbustes non décidus, rustiques ou à moitié rustiques, dans le midi de l’Europe: chêne ilex, chêne liége, euonymus japonica, justicia arborea, buis, magnolia. Il y avait aussi des schinus Mulli, ailanthus, populus alba, cytise, acacia pseudo-robinia, ficus elastica. Il y avait une douzaine de petits orangers, d’un mètre de haut, dans un coin bien chaud, protégés par une haie d’euonymus.

Ces orangers, malgré ces soins, étaient à moitié morts; les extrémités de beaucoup des branches étaient tout à fait desséchées. Étant sur les remparts, et plongeant le regard dans la ville au-dessous de moi, je vis d’assez beaux orangers dans des jardins au milieu de cours intérieures, entourés de maisons, protégés par elles et par des murs de 7 à 8 mètres d’élévation. Ces orangers, évidemment, avaient besoin d’une protection de ce genre contre les vents du Nord qui traversent le centre de l’île en hiver.

Ainsi, dans la partie méridionale de la Méditerranée, à 200 kilomètres seulement de la côte de l’Afrique, pour vivre et prospérer, il fallait qu’ils fussent plantés dans des espèces de puits. Cagliari a toute l’apparence d’une petite capitale. La ville commence au bord de la mer, au fond d’une belle baie, et monte par une pente assez rapide jusqu’au rocher dont nous avons parlé. Ce rocher, élevé à soixante mètres au-dessus de la mer, est couronné par un plateau inégal, et circonscrit par un mur épais, construit par les Pisans.

Il y a trois quartiers ou faubourgs à Cagliari, celui du bord de la mer, habité par les marins et ceux qui fournissent à leurs besoins; celui qui est intermédiaire entre la basse et la haute ville, habité par le commerce; et celui de la haute ville, habité par l’aristocratie et par le gouvernement. Dans la haute ou ancienne ville, la ville fortifiée du moyen âge, on trouve une belle cathédrale, l’archevêché, l’université, le musée, le palais du gouvernement, la citadelle et beaucoup de belles et anciennes maisons appartenant aux familles nobles de la Sardaigne. Du haut de la citadelle on a une vue magnifique.

Au nord, les plaines centrales, ou campidani, que traverse le chemin de fer. Au nord-ouest, les montagnes des pays de Sulcis et d’Iglesias que nous venions de parcourir, au nord-est les belles et hautes montagnes qui occupent l’est de la Sardaigne. Au-dessous du plateau, s’étendant à l’est, au nord, à l’ouest, sont de grands étangs ou lacs salés, sur les rives desquels on distingue de nombreux villages. Au sud, la pleine mer s’étendant jusqu’à l’Afrique. Au bord de ces lacs, à l’ouest, on voit des salines nombreuses en pleine activité avec de grands amas de sel blanc sur les bords. Il y a du mouvement, de la vie à Cagliari. Les rues sont éclairées au gaz et l’eau pure est abondante. Elle a été amenée, de bien loin dans les montagnes.

Ces améliorations sont dues à des compagnies anglaises venues jusqu’au fond de la Méditerranée chercher un emploi pour leurs capitaux. Elles en tirent, me dit-on, de beaux profits, et les méritent. La population de Cagliari me sembla saine, et portait l’empreinte d’un certain bien-être. Le type des physionomies était très-espagnol, presque mauresque.

On voyait qu’il devait y avoir eu bien des mélanges avec les races les plus méridionales du bassin de la Méditerranée. La Sardaigne, tout comme la Corse, a été en partie occupée, colonisée par toutes les races qui ont dominé dans la Méditerranée. Les Sardes anciens étaient une race très-composée, formée d’origines celte et ibérienne, avec un mélange de races grecque, étrusque, carthaginoise et romaine. Plus tard les Pisans et les Espagnols s’établirent dans les villes de la côte et dans les plaines, et refoulèrent les anciens habitants dans les montagnes.

Le langage se ressent de ces origines diverses. Dans les villes on parle l’italien moderne, qui est aussi la langue du gouvernement et des classes qui ont de l’éducation. Dans les campagnes la langue nationale est un dialecte du vieux Romanée, évidemment dérivé du latin, avec un mélange de mots grecs, arabes et espagnols.

A Alghero on parle encore catalan, les habitants étant les descendants d’une colonie catalane, fondée par Pierre d’Aragon en 1355. Les costumes sont moins sombres, plus pittoresques à Cagliari, et dans le sud de l’île en général, que dans le nord. Un des jours passés à Cagliari se trouva être un dimanche, ce qui me donna l’occasion de voir les costumes des habitants des villages à l’entour. Beaucoup de femmes étaient très-décorées, portant des vestes de satin, avec des broderies en or et de nombreux bijoux.

Le costume des hommes s’éloignait aussi de la sombre sévérité du Nord, se rapprochant du costume espagnol. Mon but principal dans ce voyage en Sardaigne était l’étude du climat interprété par la végétation. Je voulais ajouter un fleuron de plus à mon grand ouvrage sur la Méditerranée, et augmenter le nombre de nos stations d’hiver.

La Sardaigne étant beaucoup plus au midi que la rivière de Gênes, et même que la Corse, je m’attendais à trouver quelque localité favorisée de la nature et encore inconnue, où l’hiver serait plus doux que dans ces pays. Je pensais que, peut-être, Cagliari, tournée au midi, au fond d’une baie qui n’est ouverte qu’au sud, pouvait bien offrir un eldorado de ce genre. Mais il n’en fut rien; je ne trouvai aucune région qui puisse être comparée à Monaco, à Menton, à Saint-Remo sur la terre ferme, ou à Ajaccio en Corse. Comme je l’ai déjà expliqué, les montagnes de la Sardaigne se dirigeant du nord au sud, et non de l’est à l’ouest, et n’étant pas très-hautes, protègent très-incomplètement la Sardaigne contre les vents du Nord.

Les montagnes aussi occupant principalement les parties latérales de l’île, les régions occidentales et orientales, laissent entre elles des plaines élevées au nord, basses au sud, qui forment une espèce de lit pour les vents du Nord. La végétation des forêts, dans les régions montagneuses, prouve que ces vents, quoique continentaux, sont humides aussi bien que frais. Ce fait météorologique s’explique par le long trajet maritime qu’ils font à la surface de la mer avant d’arriver à la Sardaigne.

Il y a probablement en Sardaigne bien des pays, bien des coins, des vallées, abrités, protégés contre le Nord par des montagnes se dirigeant de l’ouest à l’est, dans lesquels l’hiver est doux et radieux; mais ces localités exceptionnelles sont encore inconnues, et, si elles existent, elles sont à peu près inaccessibles pour les malades.

Pour les touristes, toutefois, quand les vents frais de l’hiver ont cessé, avant la venue des grandes chaleurs de l’été, aux mois d’avril et de mai, toute la Sardaigne est saine et accessible, soit en voiture pour les routes, soit à cheval avec un guide pour les montagnes. Quiconque veut voyager ainsi dans l’intérieur doit se prémunir, avant de quitter Sassari, Cagliari ou Oristano, d’introductions pour les autorités civiles et militaires des régions à visiter, à moins d’avoir des amis aimables dans les mines, tels que ceux que j’eus la bonne fortune de trouver. De telles précautions ne sont pas nécessaires si l’on traverse seulement l’île, de Sassari à Cagliari par le chemin de fer et la grande route.

Ce voyage, comme nous l’avons vu, n’offre aucune difficulté. D’ici à quelques années ce parcours deviendra une des grandes routes pour les voyageurs qui veulent arriver à Naples, à Palerme et à Tunis, dont Cagliari n’est séparé que par quatorze heures de mer. Quand le chemin de fer corse de Bastia à Bonifacio sera fait, il n’y aura que vingt heures de mer par cette route entre Livourne et les villes que j’ai nommées, plus un voyage très-intéressant à travers les deux îles. Cette route pittoresque attirera sans aucun doute un grand nombre de voyageurs, surtout ceux qui craignent la mer; ce qui serait un grand avantage pour les pays traversés.

Quand ce moment arrivera, et il ne peut être loin, une partie du peuple des touristes, des voyageurs, descendant du nord de l’Europe au midi, à la recherche de l’inconnu, du pittoresque et de la végétation sous-tropicale de la Méditerranée, se précipitera avec joie sur la Corse et la Sardaigne, pour passer de là dans l’Italie méridionale, la Sicile, Malte, la Tunisie et même l’Algérie. Ces belles îles deviendront alors un grand chemin, et seront fouillées dans tous les sens par de nombreux voyageurs qui apporteront avec eux les idées, la fiévreuse activité et l’argent des peuples du Nord. Déjà la Corse est prête à les recevoir.

Il y a des routes partout et la sécurité la plus complète y règne. Dans ce pays, il y a quelques années, les hautes montagnes étaient occupées militairement par des centaines de bandits; maintenant il n’y en a peut-être plus un seul, et on peut s’y promener du nord au sud, de l’est à l’ouest, un sac d’argent à la main, avec plus de sécurité que dans le département de la Seine. Ce changement est dû à l’action d’un gouvernement sage et ferme, et surtout à l’application sans miséricorde de la loi draconienne dite du recel, dont j’ai parlé en décrivant la Corse. Les brigands qui occupent la montagne, en Sardaigne, en Sicile, en Italie, en Espagne, en Grèce, ont des parents qui sont leurs amis, leurs espions, leurs fournisseurs. Sans ces alliés dans la population ils ne pourraient pas tenir un mois à la montagne. Une fois les alliés en prison, ils sont bien obligés de se rendre.

Le brigandage est le fléau du midi de l’Europe, et surtout des pays occupés par les races latine et grecque. Son existence, à l’état d’institution florissante, est évidemment due à la douceur des mœurs privées de ces peuples. Ils faiblissent quand il faut exercer une rigueur salutaire et nécessaire envers des criminels qui ruinent leur pays.

Dans les conditions de civilisation qui règnent dans ces pays l’institution du jury, pour tous les cas sans exception, est une amère dérision. Ni les jurés ni le juge n’osent condamner à mort les criminels les plus odieux, les plus souillés, puisque il y va pour eux de la vie, puisqu’ils savent que s’ils le font ils seront assassinés, eux, leur femme ou leurs enfants. Si nous-mêmes, étant appelé à juger un criminel quelconque, nous savions que notre mort ou celle de ceux qui nous sont le plus chers dût suivre l’exécution de notre devoir, nous ferions comme eux, nous trouverions des «circonstances atténuantes», pour le moins. La loi, dans ces pays, ne protège, de fait, ni les jurés ni le juge, contre la vengeance des assassins amis de l’incriminé. Il faudrait que les brigands, pris les armes à la main, fussent partout soumis à une cour prévôtale, militaire, qu’on les jugeât et qu’on les exécutât sur place.

Il faudrait que tous les proches parents des brigands fussent mis en prison, comme on l’a fait en Corse, pour le banditisme, jusqu’à ce que les brigands se rendissent ou fussent pris. Il faudrait que tous ceux qui sont convaincus d’avoir menacé juges ou jurés fussent envoyés aux galères à perpétuité. En un mot il faudrait faire trêve à la sentimentale philanthropie qui semble dominer l’époque actuelle et sévir sur la classe criminelle, sur la classe qui fait métier de crime. Ceux qui la composent ont, pour la plupart, subi déjà maintes condamnations; ce sont des bêtes venimeuses qu’on devrait traiter comme telles.

Je parle de cette question en connaissance de cause, car j’ai parcouru pendant de nombreuses années les îles et les rives de la Méditerranée, et partout où j’ai rencontré le brigandage, j’ai trouvé un arrêt dans le développement social, j’ai trouvé les populations agglomérées dans les villes, pauvres, presque sans ressources, les campagnes presque désertes, l’agriculture presque abandonnée, le commerce presque détruit. Comment ceux qui en ont le moyen peuvent-ils cultiver les terres qui leur appartiennent, et à plus forte raison acheter celles qui sont incultes, les défricher, les cultiver, s’ils courent risque à chaque moment d’être volés, rançonnés, assassinés par les brigands, en ligue avec leurs propres ouvriers, avec toute la population des campagnes?

Il y a quelques années, je fis le voyage de Brindisi à Athènes avec un négociant grec, né à Athènes, qui revenait de l’Inde où il avait passé vingt ans de sa vie et avait amassé une très-belle fortune. Il voulait, me disait-il, acheter une propriété près d’Athènes et aider de sa fortune et de sa personne à la régénération de son pays.

Son esprit était rempli d’idées patriotiques et pratiques dont il me parlait chaque jour. A Athènes, je le voyais tous les jours, et je m’aperçus que de jour en jour sa physionomie s’assombrissait. Au bout d’une huitaine, quand nous nous quittâmes, il me dit que tous ses projets s’étaient écroulés devant «le brigandage». A quoi bon acheter une propriété foncière pour la faire valoir quand on ne pouvait quitter la ville sans escorte, sans courir le risque d’être pris, d’être emmené à la montagne pour y être égorgé, à moins de payer une rançon qui vous rendait pauvre pour le reste de la vie? Du reste, mon ami avait de lugubres souvenirs dans sa famille.

Il me montra, à l’entrée de la ville, la maison où, trente ans auparavant, son père avait été assassiné, la nuit, par des brigands. Dans l’hôtel où je demeurai, à Athènes, il y avait à l’entrée un grand placard émanant du ministère de l’Intérieur par lequel les voyageurs étaient priés de ne pas sortir de la ville sans une escorte de soldats, que pour obtenir, il fallait s’adresser au ministère! Un jour, il y eut une grande agitation autour du palais du roi, un grand mouvement de soldats et de messagers. J’appris que le roi et la reine avec leurs enfants étaient partis sans escorte, à l’improviste, en calèche, pour une excursion dans les environs, que l’on craignait que les brigands ne les prissent, et que l’on allait faire partir une escouade de soldats pour les protéger.

L’explication de cet état de choses est que les brigands arrêtés sont jugés par des juges et des jurés qui n’osent les condamner, crainte d’être eux-mêmes assassinés. Aussi on peut dire que la Grèce est entre les mains des brigands, que le progrès et la civilisation y sont impossibles, et le seront tant qu’on n’aura pas soustrait ce pays à une législation inefficace, tant qu’on n’aura pas suspendu le jury et soumis les brigands à l’action d’une cour prévôtale composée des officiers qui les ont pris, et installée sur le champ de combat même. Quand ces messieurs se verront impitoyablement fusillés aussitôt pris, leur manière d’agir changera, leur audace disparaîtra et leur nombre diminuera; mais pas avant. Alors, la sécurité publique reviendra et avec elle le bien-être social.

Il y a quelques années je me trouvai à Palerme en Sicile, et je voulus visiter l’intérieur du pays. Je fis tous mes préparatifs dans ce but et j’étais prêt à partir avec quelques amis, lorsque le consul anglais me supplia de ne pas le faire. «Un jeune homme, me dit-il, pourrait encore s’en tirer, mais les brigands qui fourmillent partout prendraient, certainement, un homme de votre âge, en vue de la rançon. Soyez prudent et restez dans les villes du littoral.» Je le fis, mais ce conseil sage et nécessaire a empêché des centaines de personnes, que j’y aurais dirigées, de parcourir la Sicile. Ce beau pays est à présent dans une position encore plus triste que dans ce temps-là, grâce au brigandage organisé et au secours que lui prête la nouvelle confrérie criminelle de la Mafia. Les lois sont tout à fait inefficaces, car les jurés n’osent condamner, et le ridicule de l’institution du jury, dans un pays si désorganisé, saute aux yeux.

Tout progrès y est impossible, et la Sicile recule au lieu d’avancer dans l’échelle sociale. Dans l’année 1872 je me suis trouvé à Smyrne, et je fis le voyage d’Ephèse pour voir ses ruines célèbres. Ephèse est à une centaine de kilomètres de Smyrne, et on y arrive par un chemin de fer qui traverse d’immenses plaines fertiles mais nues, désertes. C’est à peine s’il y a quelques misérables villages, épars, sur le parcours du chemin de fer. Je demandai comment il se faisait que, dans le voisinage immédiat d’une grande ville commerçante de plus de cent mille âmes, toutes ces belles plaines restassent sans culture?

On me répondit qu’il y avait deux causes, la malaria et le brigandage, surtout le brigandage. Il paraît que dans ce pays les brigands restent dans les montagnes, et descendent comme des oiseaux de proie sur les plaines, emportant les voyageurs et les colons, et leur faisant payer une rançon énorme pour les rendre à la liberté. Mon interlocuteur, un médecin anglais, établi à Smyrne depuis trente ans, avait été pris lui-même quelques années auparavant, en allant voir un malade. Il fut retenu plusieurs jours dans la montagne, par les brigands, et ne regagna la liberté qu’après avoir payé une forte rançon. Il me conseilla de ne pas me risquer même dans les environs de Smyrne, ou loin d’une station du chemin de fer, à moins d’être bien entouré!

Les habitants de ces pays vivent comme vivent les habitants des villages hindous, lorsqu’il y a un tigre mangeur d’hommes dans la forêt voisine. Les tigres qui ont une fois goûté la chair humaine la trouvent tellement de leur goût qu’ils n’en veulent pas d’autres. Aussi ils se tiennent à l’affût, près des puits, cachés dans les broussailles de la forêt (jungle) et mangent tous ceux qui s’aventurent seuls hors de l’enceinte des maisons, enfants, femmes, vieillards. Les pauvres villageois, doux et pacifiques, se laissent souvent manger pendant des mois, n’osant vaquer à leurs travaux agricoles, chercher de l’eau au puits, ou laver leur linge hors du village.

A la fin, lorsque peut-être une cinquantaine des leurs y ont passé, le courage du désespoir les saisit, ils font une battue et se débarrassent de leur ennemi, ou s’il y a des chasseurs européens dans le voisinage, ils s’adressent à eux. Alors «le pauvre tigre» est lui-même assassiné à son tour. Les villageois hindous ne peuvent pas faire comme les paysans des pays méditerranéens dont je parle; acheter la paix en devenant l’ami, l’allié de leur persécuteur.

Il est de toute évidence que l’homme n’a pas ses dents carnassières pour rien, qu’il ressemble beaucoup au tigre mangeur d’hommes de l’Inde. Une fois qu’il a goûté la chair humaine, une fois qu’il a commencé à assassiner, à faire le brigand, il y prend goût, il trouve comme le tigre, que la proie humaine est facile à détruire. Il perd tout caractère humain, continue dans la voie qu’il s’est ouverte, et assassine, tue, fait en un mot comme le tigre. L’histoire des classes criminelles est là pour en faire preuve.

Ceux qui en font partie se réforment peu ou point par la religion, et continuent à enfreindre les lois divines et humaines, surtout s’ils ont l’espoir d’échapper à ces dernières. Ils deviennent des animaux féroces, des «mangeurs d’hommes». La société doit les écraser du talon, s’en débarrasser non par vengeance, non pour exemple, car la vengeance nous est défendue, et l’exemple est impuissant; mais tout bonnement pour débarrasser la société d’une gente malfaisante, toujours prête à recommencer, toujours prête à lui faire une guerre à mort.

La miséricorde, la pitié qu’on a manifestée pour eux dans ces temps-ci est une erreur, une théorie sentimentale qui tourne à la destruction de la société elle-même, comme je viens de le démontrer. On voit en Corse ce qu’un gouvernement sage, ferme et implacable a fait. Sa sévérité même a été de la douceur, car elle a délivré le pays du crime. Le meurtre et l’assassinat, qui y régnaient en maîtres, il y a quelques années, ont disparu. La population a retrouvé des mœurs paisibles et humaines, la sécurité règne partout et la prospérité générale du pays commence à se développer.

Quoiqu’il y ait des brigands en Sardaigne, ils ne sont plus cependant aussi nombreux, autant à craindre, que dans l’ancien royaume de Naples, ou dans la Sicile.

L’ouverture des mines, les travaux qui s’y font par des masses d’ouvriers dont on exige une obéissance et une discipline sévères, tout a contribué à tranquilliser le pays. Néanmoins tant qu’on aura à voyager la nuit, comme je le fis, entre deux des principales villes de l’île, avec deux gendarmes en tête de la diligence, le fusil au bras, il sera difficile de persuader aux étrangers que le pays est tout à fait tranquille et sûr. La vue de ces gendarmes, chevauchant devant la diligence, refroidit singulièrement l’amour du pittoresque, et le désir qu’on peut avoir de fouiller les montagnes, les vallées pour jouir des beautés cachées du pays.

Du moins ce fut l’effet que notre bonne escorte produisit sur moi. J’étais arrivé en Sardaigne avec des idées de voyage aventureux dans la tête, mais ces idées s’évanouirent de suite au contact des susdits gendarmes. La grande route avec messieurs les militaires me parut préférable à la montagne et aux forêts sans eux. Aussi, n’eussent été mes amis des mines d’Iglesias, je n’aurais vu que les grandes lignes de communication.

Dans les voyages, il n’y a pas d’étude plus intéressante que celle des causes qui produisent ou détruisent la prospérité des pays que l’on examine. Ainsi dans la Corse, la Sardaigne, la Sicile, il y a toutes les conditions matérielles qui peuvent donner à un pays une prospérité sans limite, la prospérité dont elles jouissaient il y a deux mille ans, du temps des Romains. Elles ont des terres fertiles, un climat propice à tous les travaux agricoles, des communications maritimes nombreuses et faciles avec les grands centres de population, d’industrie et de capital de l’Europe moderne, des routes carrossables centrales, dont le nombre augmente tous les jours, et, comme îles, elles ont une frontière maritime qui rend la police possible, même facile. Toutes ces conditions matérielles de prospérité disparaissent devant le fléau du brigandage et devant l’insécurité publique, qui en est la suite nécessaire, inévitable.

La Sardaigne fait depuis longtemps des efforts louables pour s’en débarrasser, imitant en cela l’exemple de la Corse, mais jusqu’à présent elle n’en est pas complétement venue à bout. Il faut espérer que peu à peu la nation italienne ouvrira les yeux, et comprendra que la mansuétude qu’elle montre envers les brigands est une miséricorde mal placée, une charité chrétienne mal dirigée, et imitera la France dans l’emploi des moyens qui ont si bien réussi à cette dernière.

Le gouvernement italien n’arrivera au même résultat que quand il aura le courage de mettre terme à l’intimidation exercée sur le jury en le suspendant, et en faisant exécuter des lois sévères, sans miséricorde aucune. Il faut que les criminels comprennent qu’il n’y a pas d’issue pour échapper à la loi, que le châtiment de leurs crimes sera sûr et inévitable, qu’il n’y aura pas de juges ou de jurés pusillanimes ou bienveillants, qui, grâce aux circonstances atténuantes, les feront échapper au châtiment. Car avec la prison il y a toujours la chance de s’échapper. En Sardaigne, la grande propriété existe encore. Beaucoup de familles nobles possèdent encore de grands biens, qu’elles font peu où point valoir. D’un autre côté les communes, comme je l’ai dit, possédaient de grandes étendues du pays, qui étaient pour ainsi dire soustraites à l’agriculture.

Les habitants vivaient en partie sur ces terres communales, comme les tribus arabes de l’Algérie, avant l’occupation française, vivaient sur les régions qu’elles revendiquaient. Ces tribus cultivaient en commun chaque année quelques parcelles de terre arable dans les vallées pour avoir du blé, et faisaient paître leurs troupeaux, selon les saisons, sur les montagnes ou dans les plaines. Quand la vie est ainsi organisée, il faut une vaste étendue de pays pour nourrir un petit nombre d’individus, et la civilisation ne marche pas. La vie reste oisive, contemplative, comme chez les Arabes en Afrique. Les biens communaux une fois vendus, en Sardaigne, il faudra bien que les habitants se réveillent, et travaillent sérieusement afin de ne pas mourir de faim.

En France, la population tend, comme en Sardaigne, à diminuer plutôt qu’à augmenter, mais par suite de causes toute différentes de celles qui règnent en Sardaigne. Cette diminution semble se rattacher, en France, à la prospérité même des classes agricoles, ainsi qu’à l’influence des lois sur l’hérédité, lois qui divisent la propriété entre les enfants, à la mort des parents. Ces lois ont peu à peu morcelé la propriété, rendant la masse des paysans petits propriétaires. Comme ils sont industrieux et économes ils sont arrivés à une certaine aisance, dans le plus grand nombre des départements; mais cette aisance même les porte à diminuer leur famille. S’ils avaient beaucoup d’enfants, la part que fait la loi à chacun ne lui donnerait pas de quoi vivre, puis les enfants coûtent cher à nourrir et à élever.

Par suite, les parents n’en veulent avoir qu’un ou deux; beaucoup n’en ont pas du tout, et ceux qui en ont les perdent quelquefois. En voilà bien assez pour expliquer la diminution de la population agricole, quoique les individus et la nation s’enrichissent. Voilà aussi pourquoi la France ne fonde plus de colonies comme au siècle dernier, quand elle colonisait la Louisiane, le Canada, les Indes occidentales, la Martinique, la Guadeloupe. Il n’y a pas d’ancre plus fort que la propriété. Il suffit qu’un homme ait un demi-hectare de terre, une chaumière, pour qu’il ne s’expatrie pas, pour qu’il revienne toujours au bercail. C’étaient autrefois, les fils puînés dans toutes les classes de la société qui s’expatriaient pour chercher fortune. Maintenant qu’il n’y a plus de fils puînés, tous restent chez eux.

Les conséquences de ces lois sur l’hérédité, faites lors de la première révolution, et consacrées maintenant par le sentiment unanime de la nation française, sont difficiles à prévoir. Après environ un siècle elles ont conduit à un grand morcellement du territoire et au bien-être des habitants des campagnes, mais en sera-t-il toujours ainsi. Il n’y a pas d’arrêt possible, leur action ira toujours, marchera toujours, lente, mais inexorable. L’effort désespéré que font ceux qui possèdent pour entraver leur action dissolvante sur la propriété en limitant la famille, ralentit leur influence, mais il est loin de l’anéantir.

Autre question curieuse et importante pour l’avenir. Cette limitation de la famille n’étant pas acceptée par l’Église comme légitime, une grande partie de la population du pays se trouve nécessairement en désaccord avec elle.

Les législateurs de la première révolution ne prévoyaient guère toutes les conséquences qui devaient découler, dans la suite des temps, de l’abolition des majorats et de la division des biens du père entre les enfants, de par la loi. Comme dans le midi de l’Europe, en général, il y a une grande apathie en Sardaigne parmi ceux qui possèdent le sol. Tout le monde semble mieux aimer vivre de peu et peu travailler que de travailler beaucoup pour gagner beaucoup, et en jouir, comme dans le Nord. Les grands propriétaires ont des intendants et vivent surtout sur le continent, les petits partagent les récoltes avec leurs fermiers. On ne fume guère les terres, que l’on se contente de cultiver deux ans sur trois, et d’en tirer même ainsi un produit minime.

Les jeunes gens de famille ont une grande tendance à faire leur droit et à s’attacher au barreau, sans en tirer grand avantage. En un mot, il y a tout l’attirail de la civilisation moderne, trois archevêques, beaucoup d’évêques, une noblesse nombreuse et ancienne, des cours judiciaires, un personnel nombreux d’employés, et cependant le pays avance lentement, reste en dehors du courant des idées modernes. Mais tout cela va cesser avec les bateaux à vapeur, les chemins de fer, les mines et l’invasion fiévreuse du Nord. C’est toujours la même histoire, le Midi qui sommeille et le Nord qui vient le secouer et le réveiller malgré lui.

Les principales exportations de la Sardaigne sont les céréales, le tabac, le vin, l’huile, le fromage, le sel, le poisson, surtout le thon, et le corail. Les céréales sont le blé, l’avoine, le maïs, surtout les deux premiers. Le maïs vient bien et donne un bon produit, mais il est peu estimé ou cultivé. On exporte aussi des fèves, des pois et des lentilles. Le tabac, comme le sel, est un monopole du gouvernement. Il fut introduit en Sardaigne en 1714, au temps où la Sardaigne était gouvernée par l’Autriche. Il vient bien et donne un tabac estimé; on le cultive surtout dans les environs de Sassari et d’Alghero.

Le sel donne un revenu considérable au gouvernement. Les salines sont dans les environs de Cagliari, d’Oristano et de Sassari. On emploie surtout les galériens aux travaux de ces établissements: Le sel est exporté en terre ferme en grande quantité, et même dans le nord de l’Europe. Le fromage se fait dans les montagnes avec le lait des chèvres et des brebis surtout, et comme on le trempe dans l’eau salée, il se conserve bien. On en fait une grande consommation dans le pays et on l’exporte en grande quantité à Naples où il se mange avec le macaroni.

La vigne vient très-bien en Sardaigne, comme du reste dans tout le bassin de la Méditerranée, et on fait du très-bon vin, tant rouge que blanc. Ainsi la Malvasia de Quarto, Cagliari, Bosa et Sorso, le muscat d’Alghero, et les vins rouges d’Alghero et d’Oristano sont non-seulement appréciés et estimés dans le pays, mais aussi sur la terre ferme d’Italie. On en fait une exportation assez considérable. L’olivier est plus cultivé dans le nord que dans le midi, sur les terrains et montagnes calcaires qui s’y trouvent en plu grande abondance. L’huile en est très-bonne, mais sert surtout à la consommation du pays; on l’exporte peu jusqu’à présent.

Les côtes de la Sardaigne sont très-poissonneuses. On prend des sardines, des anchois, mais surtout du thon. La pêche de ce dernier poisson est très-productive. Les thons viennent de l’Atlantique et passent le détroit de Gibraltar en grand nombre au mois d’avril. Ils suivent les côtes de l’Espagne et de la France, descendent le long de la côte occidentale de la Corse, et arrivés au détroit de Bonifacio se divisent en deux troupes. L’une traverse le détroit, l’autre descend la côte occidentale de la Sardaigne.

De nombreuses stations de pêche l’attendent à Saline, à Flumentargiu, à Porto Paglia, à Portoscuso, et surtout aux îles de San-Pietro et de Sant’Antioco. Cette pêche se fait sur une grande échelle, plutôt par des continentaux que par les Sardes eux-mêmes. Les frais sont très-grands, mais les profits sont considérables. Il faut une centaine de mille francs au moins pour établir une «tonnara», et les frais de la saison ne montent pas à moins; mais aussi les gains sont souvent de plus de 100,000 fr.

Les thons sont de très-gros poissons qui pèsent de 50 à 150 kilogrammes, et sont très-puissants, de sorte qu’il faut des filets très-forts pour les contenir. Ces filets sont arrangés de manière à former de grandes chambres ou parcs. Les poissons y entrent en troupe d’eux-mêmes, en suivant leur route le long de la côte. Quand ils sont entrés, on ferme l’ouverture, et les pêcheurs, dans leurs barques, les assomment, les tuent, à coups de harpon, rougissant la mer de leur sang. La chair est salée et exportée dans toute la Méditerranée.

Les frais annuels de la pêche comprennent le loyer de la tonnara, les gages des pêcheurs et des marins, le sel pour la salaison, les barriques, et la réparation des filets. Ce sont presque toujours des compagnies continentales qui organisent et exploitent ces pêcheries. La scène est très-animée et intéressante, aussi cela vaut-il presque la peine d’aller en Sardaigne pour assister à la pêche des thons, dans la première semaine du mois de mai.

On pêche du bon corail, en abondance, sur les côtes occidentales et sud de la Sardaigne, et surtout dans les environs d’Alghero, entre les mois de mars et d’octobre. Cette branche d’industrie nationale est aussi abandonnée par les Sardes aux continentaux, et surtout aux Génois et aux Napolitains. Ces derniers envoyent tous les ans deux à trois cents barques qui payent un droit de douane minime, et quelques droits d’ancrage. Chaque felucca ou barque obtient, d’habitude, pour à peu près 7,000 francs de corail à raison de 1 fr. 50 le kilog. On le travaille à Gênes, à Naples, à Livourne, à Marseille, pour en faire des colliers, des bracelets, des pendants d’oreilles et d’autres ornements.

On trouve aussi sur les côtes, dans les baies peu profondes, telles que celles de Porto Conte et de Liscia, un coquillage de Pinna nobilis, qui contient des perles de qualité inférieure. Cette coquille est attachée au rocher par un chevelu soyeux, le bissus des anciens, qui a plus de valeur que les perles. Les filaments sont d’un brun luisant, de 20 centimètres de long, et se tissent facilement pour gants et bas, et autres vêtements.

Ce voyage très-intéressant dans la Sardaigne, confirma les conclusions auxquelles j’étais déjà arrivé en étudiant la végétation d’autres îles et d’autres régions du bassin méditerranéen. Dans toute la Méditerranée, même dans les îles et sur les côtes de l’Afrique, les vents du Nord, en hiver, ne perdent pas leur caractère spécial dans les régions qui ne sont pas protégées par des montagnes se dirigeant de l’ouest à l’est. Ils restent froids, moins froids que sur le continent, car le contact avec les eaux tièdes de la Méditerranée élève leur température, mais assez froids pour imprimer à la végétation les caractères de l’hiver. Ainsi, cinq jours après mon départ de Cagliari, le 8 mars, je trouvai à Tunis, à dix kilomètres de la mer, près du Bardo ou palais d’été du Bey de Tunis, un grand verger de noyers sans une feuille!

Quand, toutefois, la protection est donnée par des montagnes dirigées ouest et est, comme à Milis, en Sardaigne, où sont les vergers d’orangers, ou même par de grands murs de 8 à 10 mètres de haut, comme dans les jardins de Malte, la chaleur du soleil est si grande qu’elle modifie puissamment la végétation même en hiver, et la rend presque tropicale. C’est à la protection que donnent à la partie la plus abritée de la rivière de Gênes (de Nice à Saint-Remo) les montagnes élevées des Alpes maritimes qu’est dû le climat exceptionnellement doux de l’hiver dans cette région.

C’est grâce à cette protection que nous voyons des forêts de citronniers couvrir les flancs de la montagne à Menton, sans aucune protection, pas même un mur, ce qui ne se voit pas même en Sicile. L’étude climatologique de la Sardaigne prouve, encore une fois, qu’une protection parfaite contre les vents du Nord dans la Méditerranée équivaut à plusieurs degrés de latitude, et qu’en descendant même jusqu’à la côte de l’Afrique on n’arrive pas à un climat d’hiver plus doux que celui des régions les plus abritées du golfe de Gênes, sur le littoral nord de la grande mer intérieure. L’étude des belles cartes panoramiques, que m’a faites M. Erhard pour cet ou rage, rendra facile l’intelligence de ces données. Celle du golfe de Gênes est le «bel idéal» de la protection contre les vents du Nord. Les Alpes maritimes, descendant au sud-est et au sud-ouest, protègent plus complétement contre le Nord que dans aucune autre région le littoral nord de la Méditerranée.

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