EXCURSION À L’ÎLE DE CAPRERA

di Elpis Melena

Parigi, Ernest Leroux , 1879

première édition anglaise 1860: Anglais

L’édition suivante présente de petites différences par rapport à la première en anglais.

INDICE

Introduction

I. Il viaggio e l’arrivo a La Maddalena

II. Caprera e il suo Cincinnato

III. Un giorno a La Maddalena

IV. Un capriccio prima di partire [: La Sardegna e Palau]

Introduction

Parmi les artistes dont la présence et les talents ont illustré Rome pendant l’hiver de 1849 – hiver si fécond en espérances et en vicissitudes politiques – il se trouvait un célèbre joueur de mandoline appelé Vimercati c’était un vieillard affable, dont les manières courtoises excitaient autant de sympathie que sa belle musique inspirait d’admiration.

Initiée moi-même aux difficultés de la mandoline, je fus, plus que personne, ravie des sons merveilleux que le vieillard tirait de son instrument; je voulus le connaître, et bientôt il devint un de mes visiteurs les plus assidus.

Un soir, nous trouvant entourés d’un petit cercle d’amis, mon virtuose se surpassa tellement, que je lui demandai ce qui l’avait déterminé à vouer son incomparable talent à un instrument ingrat; il me répondit avec une naïveté charmante «C’est précisément parce que tous les artistes dédaignent la pauvre mandoline que je me suis déclaré son champion; depuis longtemps on ne l’entendait plus mêler ses accords qu’aux chants vulgaires du bas peuple.»

«Omne simile claudicat,» cher lecteur; vous le pensez bien, je n’ai pas la présomption de croire que mes faibles écrits puissent se comparer à la puissance musicale du maître que je viens de nommer.

En attirant l’attention du public sur l’insignifiante île de Maddalena, rocher complètement oublié depuis les Romains, je crois entendre un murmure d’étonnement, auquel je réponds en adoptant l’idée de mon ami Vimercati; je dis donc que c’est justement parce que la Maddalena est aujourd’hui presque inconnue que je veux et dois en parler, toutes les autres îles de la Méditerranée ayant été explorées par de célèbres voyageurs.

La Corse, enveloppée de l’auréole magique de ses grands souvenirs, nous est mieux connue depuis le livre récent de Grégorovius; la Sardaigne se vante de l’excellent ouvrage de La Marmora; — l’île d’Elbe a été décrite par M. Valéry; la Sicile, par M. Parthei et Mme Power; —Capraia, Ischia, Capri, Stromboli ont eu leurs peintres et leurs poètes; — mais qui a jamais songé à faire mention de la Maddalena? Pourtant, elle aussi, pourrait se glorifier de ses souvenirs historiques. N’était-elle pas la Phintonis des anciens Romains? Les forts en ruines qui couronnent ses hauteurs d’une manière si pittoresque, — ces forts, dont les murailles croulantes confondent leurs teintes grises avec les masses de granit sur lesquelles elles reposent, — prouvent l’importance de ce lieu de refuge où la population s’abritait contre les invasions des Turcs et des pirates.

Est-ce que le nom de Nelson n’est pas dans la bouche de ces insulaires, qui savent tous que leur paisible archipel a vu l’escadre du héros britannique? C’est là qu’il arborait son pavillon amiral, si glorieusement illustré à Trafalgar par son triomphe et par sa mort. La Maddalena est encore en ce moment «il ritiro» d’un vieillard noble de cœur et d’esprit, qui fut l’ami de Byron et de Shelley, et qui est revenu trouver la santé dans cette solitude, dont l’air est si pur, si vivifiant. C’est dans l’île voisine de Caprera que le Cincinnatus moderne s’est retiré du monde après bien des espérances déçues; c’est là que, sûr de l’avenir, il attend le messager porteur de la «bonne nouvelle.» Bientôt, peut-être, le héros de l’Italie quittera la charrue pour rejoindre ses frères d’armes, et tous ensemble, devenus plus forts et plus unis, ils marcheront de nouveau à la conquête de leurs droits et de leur liberté.

Pourquoi la Maddalena, dont la position et le climat offrent tant d’avantages, n’attirerait-elle pas l’attention de ces riches Anglais dont les yachts sillonnent les mers? Pourquoi les malades faibles et languissants, pourquoi les misanthropes ennuyés de tout et les philosophes qui se suffisent à eux-mêmes, ne viendraient-ils pas là chercher, les uns la santé, les autres l’isolement qui plaît toujours aux âmes fortes et aux cœurs blessés. Où citerait-on plus d’exemples de longévité extraordinaire? Où les chasseurs trouveraient-ils plus de gibier et le pêcheur plus de poissons que dans ces parages, dont les montagnes sont si pittoresques et les eaux bleues si transparentes ?

Puissé-je, par la description de cette petite île, être agréable ou utile à quelques voyageurs ou à des malades, dont la présence dans ce lieu si pauvre enrichirait les habitants, développerait leur commerce et multiplierait leurs relations avec le continent.

Si la Maddalena obtenait ces avantages, mon travail serait bien récompensé, et j’aurais atteint mon but.

CHAPITRE I.

Excursion à l’île de la Maddalena

Comment, Madame, vous voilà toute équipée pour le départ? Ce temps épouvantable n’ébranle donc pas votre résolution? »

C’est ainsi que m’interpella le capitaine D. à l’instant même où un terrible coup de tonnerre venait d’éclater; il m’aperçut à peine en entrant dans ma chambre sombre, qui l’était plus encore par ce jour orageux d’octobre, où le ciel semblait ouvrir ses cataractes sur la ville de Gênes.

« — Capitaine, répondis-je, si la mer n’est pas trop mauvaise pour vous, je ne vous délierai certainement pas de votre promesse.»

« — Madame» reprit-il avec un fin sourire, «voudriez-vous peut-être comparer votre courage avec celui d’un vieux loup de mer qui a bravé mille périls au milieu des tempêtes?»

« — Non, je n’y songe pas; mais il me semblait que vous, père de famille, vous auriez de bonnes raisons pour éviter un danger inutile.»

« — Il faut en convenir, Madame, nous ne pouvions pas plus mal tomber: le baromètre n’a fait que descendre depuis hier; de plus, au lieu de naviguer sur le Saint-George, si bon marcheur, nous serons ballottés, je ne sais combien de temps, par le Virgilio, qui recule devant les vagues. Mais, – ce que femme veut, Dieu le veut, et puisque vous êtes décidée à partir, ne tardons plus.»

***

Je pris le bras de mon compagnon et nous quittâmes l’hôtel de la Vittoria.

Le quartier si bruyant, si animé, qui s’étend de la place dell’Annunziata jusqu’au port, n’était pas reconnaissable par ce déluge. L’œil du passant ne rencontrait ni les jeunes Génoises agitant si gracieusement leur éventail, ni les matrones enveloppées de leur *mezzadro bigarré de vives couleurs; l’oreille n’était pas étourdie par les cris perçants des vendeurs du Movimento et de tant d’autres brochures recherchées du public. Les coups de tonnerre avaient tout dispersé, jusqu’à la rangée de femmes qui offrent si obstinément leurs marrons fumants aux promeneurs. Sur le pavé bombé et ruisselant de pluie, on ne voyait de loin en loin qu’une file de ces mulets qui parcourent Gênes la tête haute et agitant leurs sonnettes en allant d’un point de la ville à l’autre prendre ou déposer leur fardeau. Le Portico Nuovo ne nous offrit qu’un moment son abri contre les rafales et les torrents d’eau, car nous eûmes bientôt atteint le quai, où il fallut nous contenter d’un bateau à moitié inondé.

Le Virgilio, qui chauffait déjà, n’était qu’à une petite distance; nous eûmes pourtant beaucoup de peine pour frayer notre chemin à travers la multitude de barques qui l’entourait. L’atmosphère grise et sombre dont nous étions enveloppés couvrait d’un voile épais l’horizon; à peine eusse mis le pied sur le navire et jeté un rapide coup-d’œil sur ce qui était près de moi, qu’il me sembla ne plus être en Europe, mais près de la côte septentrionale de l’Afrique ou dans un golfe de l’Archipel grec. Je ne fus jamais témoin d’une confusion pareille et d’un brouhaha plus étourdissant.

Je reconnus bientôt que mon compagnon et moi étions les seuls passagers des premières places; aux secondes, il n’y avait personne, et même les troisièmes se trouvaient presque vides, tandis que le pont fourmillait de monde. Cette foule se composait en grande partie de pauvres femmes en guenilles, allaitant leur nourrisson; elles étaient suivies d’une multitude d’enfants de tout âge, les uns criant, les autres mangeant des fruits verts. Ces gens-là, entourés de leurs malles, de leurs hardes et de leurs provisions, ressemblaient à un convoi d’émigrants allant chercher fortune.

Une cargaison de coffres et de caisses, des sacs de châtaignes, des paniers remplis de pâtes de Gênes étaient jetés sur le pont pêle-mêle avec des charrues et une masse d’outils de charpentier qui complétaient l’encombrement.

Déjà excédée par le mauvais temps, je me sentis tout à fait découragée en présence d’un tel chaos d’objets misérables, dont l’aspect me faisait entrevoir combien la Maddalena devait être un pays inculte et primitif.

Je ne sais si mes impressions sont celles des autres; mais un ciel plus ou moins sombre a une telle influence sur moi, qu’un projet formé par un beau soleil m’apparaît comme une folie quand je le réalise au milieu d’une pluie froide ruisselant de toutes parts.

Je ne pus donc m’empêcher de songer à la Sémillante, au Castor et à tant d’autres paquebots bien supérieurs au Virgilio, qui pourtant périrent d’une manière épouvantable dans les bouches de Bonifacio. Ma prédisposition à l’hypocondrie alla si loin, que j’eus une sorte de remords en pensant que j’entraînais un vieux père de famille dans une entreprise qui commençait sous les auspices les plus sinistres.

Mais, alea jacta erat, l’échelle était hissée, déjà les roues s’agitaient sous le navire pesamment chargé, et dans quelques minutes nous nous trouvâmes en pleine mer; — alors, me rappelant cette maxime d’un philosophe allemand: «Que tout regret inutile est un mal qui neutralise nos facultés,» je tâchai d’éloigner de mon esprit mes idées tristes, et, répondant à l’appel d’une cloche, je me laissai conduire par mon compagnon dans la salle où le déjeuner était servi, et où nous ne trouvâmes à table que le capitaine commandant et l’officier de la marine sarde chargé de la surveillance militaire du bâtiment.

La destination des paquebots qui suivent cette ligne est Porto Torres, le port de Sassari, et ils ne touchent qu’une fois par mois l’île de la Maddalena pour y déposer des passagers, les uns se rendant dans les îles environnantes, les autres sur les côtes de la Sardaigne.

Nos deux compagnons parurent fort étonnés de ce que le but de mon excursion n’était pas Porto Torres, mais la petite île de la Maddalena; ce fait leur parut étrange et excita leur curiosité. Ce fut en vain que le capitaine D. leur raconta ses aventures pendant la campagne de Crimée, il ne put les détourner de l’attention que j’avais provoquée.

Il me fut impossible de prendre part longtemps à la conversation et au repas, car le mal de mer, que nul remède ne peut guérir, ce mal terrible, contre lequel tous les efforts de la science sont impuissants, me saisit avec une telle violence qu’il fallut me résigner à me lever de table.

La forte main du capitaine D. suffit à peine pour me soutenir et me guider à travers le bivouac qui s’étendait sur le pont du Virgilio, fortement ballotté par la houle.

Ceux qui n’ont pas vu de pareilles scènes ne pourront jamais s’en faire une idée par la description. Le lecteur le plus exigeant m’en voudrait si je lui faisais un récit détaillé de ce qui se passait sous mes yeux. Laissons donc tomber un voile sur ce tableau.

Pendant seize longues heures d’une lutte inégale, le Virgilio avait dû résister aux lames furieuses d’une mer mugissante, pendant seize heures je fus plongée dans cet état déplorable qui nous fait sentir toute la misère de notre nature. Enfin, le capitaine D. entra dans ma cabine, m’apportant la bonne nouvelle que le plus pénible du voyage était passé, car, ayant atteint le cap Corse, nous allions être abrités par les montagnes de la côte. La promesse d’un marin si expérimenté fut bientôt réalisée; on eût dit qu’il venait de prononcer une parole magique: tout se calma comme par enchantement. Après une nuit supportable, je fus au matin agréablement surprise par un rayon de soleil, heureux présage du beau temps.

Je m’habillai en toute hâte, et je me rendis sur le pont. Oh! comme toutes mes craintes de la veille se dissipèrent! comme je fus dédommagée de mes souffrances quand j’aspirai l’air tiède de cette radieuse matinée, et quand je vis l’azur du plus beau ciel se refléter dans le flot limpide!

Tous les passagers jouissaient comme moi de ce magnifique spectacle, tous les visages s’épanouissaient dans l’attente d’un heureux et prochain débarquement. A l’est, la mer se déroulait sans limite, effaçant les dernières lignes des côtes de l’Italie; à l’ouest, on voyait s’élever dans leur sublime majesté les montagnes escarpées de la Corse. La pente qui descendait vers le rivage était couverte d’une riche et verdoyante culture, qui se détachait merveilleusement sur les masses de granit qui formaient le fond du tableau, masses dont les cimes dentelées étaient enveloppées de nuages fantastiques.

C’est ainsi que la Corse m’apparut dans sa mystérieuse grandeur, étalant devant moi sa beauté réelle et me faisant rêver aux glorieux souvenirs qui l’ont consacrée.

L’ensemble est imposant, et, grâce à une longue-vue, je pus saisir les détails pittoresques de cette côte que nous longions à une distance de deux à trois milles. Le sol était couvert de forêts, de plantations, de vignes et d’oliviers qui se succédaient sans fin, offrant partout un admirable panorama. Mon attention était captivée ici par une chapelle vouée à la madone ou à quelque saint, là par un château du moyen-âge; ailleurs, des ruines pittoresques couronnaient une éminence, partout mes yeux découvraient de ravissantes perspectives, et pourtant le vol de mon esprit allait au-delà.

Qui peut contempler un pays inconnu sans y placer quelque fiction, surtout quand ce pays est la Corse?

Les îles perdues au milieu des flots m’apparaissent comme les solitaires de l’Océan; chacune a un aspect différent, son caractère à part, une sorte de physionomie qui se grave fortement dans la mémoire et qui se trouve rarement sur la terre ferme dans les plaines d’une égale uniformité. Les îles de la Méditerranée ont de plus un intérêt particulier tout à fait exceptionnel.

Dès notre enfance, on nous a familiarisés avec leurs noms et leur histoire, et ce que le livre de l’étudiant ne nous a pas enseigné, nous l’avons appris plus tard dans les romans historiques et descriptifs, et aussi par nos propres voyages.

Les navires du commerce et les paquebots chargés de touristes se croisent sans cesse entre la France et l’Ausonie, terre à jamais classique; les habitants du Nord, fatigués de leurs brouillards, viennent s’y réchauffer et dissiper leur spleen.

La Corse jouit de tous les avantages d’une administration française; mais les mœurs de ses habitants vous rappellent la sauvage férocité des siècles passés, où chacun se faisait justice soi-même. Il est à remarquer que la nature du sol et de la végétation, qui est très-agreste, se trouve en rapport avec les coutumes du pays; c’est un obstacle qui résistera longtemps encore au niveau de la civilisation.

Nous ne dirons pas qu’on sait peu de choses sur la Corse, mais plutôt qu’on ne s’en occupe guère; il faudrait faire beaucoup plus pour lever le voile mystérieux qui la couvre et qui favorise l’accomplissement d’actes étranges en contravention avec les lois de notre époque. Tant que nous ne connaissions l’Italie que par les descriptions de Goethe, elle nous apparaissait plus poétique qu’aujourd’hui, où nous venons nous mêmes la parcourir et l’observer. Le beau est toujours à distance au-delà de l’horizon visible. Est-ce pour cela que, me sentant fatiguée de l’aspect riant du rivage qui s’étalait devant moi, je me transportais en idée dans l’intérieur de l’île, sous les arbres séculaires des forêts vierges qui ont, jusqu’à présent, été respectés par la hache du bûcheron; ces forêts épaisses servent de refuge aux bandits contumaces qui fuient les rigueurs de la justice et la vendetta de leurs ennemis acharnés à les poursuivre.

Vénérable Kyrnas, comment possèdes-tu encore les grands bois admirés de toute antiquité? Sénèque t’a connu pendant son exil dans ta première jeunesse; il erra sur tes rivages, où il trouva l’inspiration qui lui dicta un de ses chefs-d’œuvre, sa «consolatio ad Helviam.» Alors déjà le dieu de la guerre avait éclairci tes ombrages et foulé aux pieds tes moissons, car les Liguriens, les Étrusques, les Carthaginois, les Romains envahirent successivement ton territoire et s’y livrèrent plus d’une fois à des combats sanglants en se disputant ta possession. Ici Bélisaire combattit les Vandales, ici régnèrent tour à tour les Goths, les Lombards, les Francs, les Sarrasins, qui eurent pour successeurs les Pisans et les Gênois; plus tard, cette île, tant de fois disputée, rentra dans le repos et l’oubli, couvant dans son sein pendant des siècles l’aigle impériale dont les foudres ont éclairé le monde en l’embrasant.

Je fus tirée de mes réflexions historiques par mon compagnon, qui dirigea mes regards sur la petite ville de Bonifacio, adossée contre une roche calcaire qui la rend très-facile à reconnaître. Sa construction témoigne du talent stratégique du marquis toscan Boniface, qui lui donna son nom en la fondant, il y a plus de mille ans, à son retour d’Afrique, d’où il arrivait en vainqueur.

Nous eûmes bientôt atteint les bouches de Bonifacio; mais le Neptune de ces rivages fut moins terrible que sa renommée, car il abaissa les plus petites vagues qui s’aplanirent comme une glace. Une multitude d’îles lointaines et rapprochées, petites et grandes, surgirent comme par magie des flots limpides. Au milieu de ce labyrinthe, la marche du Virgilio ressemblait à une promenade d’été sur un lac de la Suisse, et non à un voyage à la fin du mois d’octobre dans une des passes les plus dangereuses de la Méditerranée.

Après avoir laissé à notre droite l’île granitique del Cavallo, nous arrivâmes en vue du groupe des Lavezzi, si tristement connu par le naufrage de la Sémillante.

Cette belle frégate, chargée de munitions, ayant à son bord mille hommes de troupe et un nombreux équipage, périt pendant l’hiver de 1855 en cinglant vers la Crimée.

Ces roches inhospitalières apparaissent comme un monument funèbre qui signale aux marins les dangers et les écueils qui le menacent à l’entrée du détroit. Pas un homme n’échappa à ce désastre: quelques corps flottants jetés sur la grève furent les messagers muets qui racontèrent cette terrible catastrophe.

Tout soldat qui part pour la guerre sait qu’il peut mourir; mais il est triste de trouver un obscur tombeau au fond de l’abîme quand on croyait périr comme les braves dans une lutte glorieuse et sur un champ de bataille.

L’île de Santa-Maria se montre un peu plus loin et fut le premier objet qui nous détourna de ces tristes pensées; un vieux phare protège et domine cette côte plate et sablonneuse qu’on reconnaît à la teinte jaunâtre qui fait mieux ressortir les bords escarpés des groupes de Raselli et Budelli.

Après avoir laissé derrière nous les Barrettini, on découvrit, dans la même direction, la pointe nord-ouest de la Maddalena, cachée en partie par l’île *Spargi, qui semblait vouloir nous barrer le passage. Nous étions comme dans une baie dont l’issue était invisible. Nous avions longé à peu près une demi-heure l’antique Phintonis; sa côte perpendiculaire s’élevait hardiment près de nous, quand le Virgilio vira de bord à l’est et traversa le petit bras de mer qui sépare cette île de la Sardaigne. Enfin, nous nous trouvâmes dans une sorte de bassin entouré d’îles. A notre droite s’étendait, couronnée de ses forts, l’île de San Stefano; devant nous paraissait Caprera, dominée à distance par les montagnes de la Sardaigne, et, à notre gauche, nous avions les villages riants de l’île de la Maddalena, dont la ville du même nom se présente en vue de la rade, formant un petit amphithéâtre au bord de l’eau.

Les roues du Virgilio tournaient de plus en plus lentement et puis s’arrêtèrent tout à fait; nous étions à notre destination.

Quand le lecteur saura que toutes les communications entre la terre ferme et l’île se bornent à un voyage par mois fait par les bateaux sardes, il comprendra que l’apparition du Virgilio était un grand événement pour la population aussi le rivage était-il couvert d’une foule compacte. Si le départ de Gênes avait offert une scène tumultueuse, notre arrivée fut plus confuse encore. L’idée d’avoir surmonté les dangers de la mer et le plaisir de se retrouver sur la terre ferme au milieu des siens, causait une joie universelle aux passagers. Quant aux insulaires, ils n’observaient en rien les ordres du capitaine, et, malgré l’opposition assez rude de l’équipage, ils se précipitèrent par centaines sur le pont du navire; car, parmi cette cohue, chacun cherchait un parent, un ami, ou demandait avec anxiété des marchandises longtemps en retard; d’autres s’informaient des nouvelles politiques et se disputaient les journaux.

Mon compagnon m’avait prévenue de ce tumulte et du retard qu’il causerait à notre débarquement. Pour éviter la foule, je me retirai sur l’arrière du paquebot. Là j’étais à regarder le petit port et les barques de pêcheurs qui s’y trouvaient amarrées, lorsque le capitaine D. s’approcha de moi d’un air content en me désignant une barque et me disant: «Regardez, voilà Garibaldi; il sera bientôt à bord. Avec quel bonheur je serrerai la main de ce brave.» Malgré la multitude de petites embarcations chargées de monde qui allaient et venaient du rivage au bâtiment et du bâtiment au rivage, il ne me fut pas difficile de discerner le général, debout et la main droite posée sur un cordage. Il se tenait dans une immobilité parfaite à la proue de son léger canot, conduit par un matelot et un bel adolescent.

L’aspect de l’homme célèbre, si connu en Amérique et en Europe, n’était pas nouveau pour moi. J’avais vu Garibaldi à l’époque où les regards de toute l’Italie étaient fixés sur lui; dans ces jours d’inquiétude et d’espérance où il vint à Rome pour la soustraire au joug qui la menaçait. Alors sa présence m’exalta, aujourd’hui elle m’émeut au plus profond de l’âme; car, depuis 1849, ayant été initiée aux particularités de sa vie intime, j’ai compris toute la valeur de cet homme exceptionnel, et je puis dire que son visage noble et sérieux porte l’empreinte de sa destinée toujours grandiose, aventureuse et quelquefois si tragique.

Je le contemplai donc, non avec cet enthousiasme fanatique qui idéalise tout, mais avec la conscience de son mérite, avec la certitude que cet homme-là est un héros dont l’abnégation et la magnanimité égalent le courage. Aussi toute mon attention se fixa -t-elle sur lui depuis qu’il m’était apparu près du Virgilio jusqu’à l’instant où il se perdit dans. la foule qui encombrait le pont du paquebot.

Quoique j’eusse prié le capitaine D. de ne pas me nommer au général dans un moment où chacun se préoccupait de ses propres affaires, il n’en fut rien.

Un quart d’heure était à peine écoulé, quand mon compagnon vint me dire que le général désirait m’être présenté. Nous entrâmes dans le cabinet des dames, et c’est là, au milieu d’une confusion inexprimable et devant un amas de ballots et de marchandises, que j’échangeai pour la première fois quelques mots avec l’illustre guerrier. Il m’inspira de suite une telle confiance qu’il me semblait retrouver un ami; ce sentiment venait sans doute de la cordialité de son accueil et aussi de la sympathie que m’inspire toujours un beau et loyal caractère.

Je ne lui cachai pas longtemps le but de mon voyage, qu’il pouvait me faire atteindre; mais ayant appris que les documents que je venais lui demander n’étaient plus en sa possession, je me sentis découragée. Pourtant, je ne regrettais pas mon entreprise hasardeuse; car, si mes espérances étaient déçues, je venais d’obtenir la réalisation d’un de mes vœux les plus ardents: enfin, je connaissais personnellement cet illustre Garibaldi, qui, depuis plusieurs années, préoccupait mon esprit. J’éprouvai une véritable jouissance quand il me développa son opinion sur l’état actuel de l’Italie, et sur la position critique de l’Angleterre en lutte avec les Indiens révoltés. Je fus surprise agréablement par l’admiration qu’il m’exprima pour ma patrie, d’autant plus qu’il est rare de trouver un peuple opprimé juger d’une manière impartiale la puissance d’un grand empire.

L’éloquence de Garibaldi, qui s’animait de plus en plus en causant, devint entraînante lorsqu’il parla du passé et de l’avenir de l’Italie. Alors le feu du patriotisme étincelait dans son regard vif et profond, sa physionomie ouverte et ses traits classiques révélant, dans un harmonieux ensemble, la bonté et la force de son caractère.

Garibaldi possède au plus haut degré ce rayonnement de l’âme, qui est le sceau des élus de Dieu. En le voyant, je compris l’action de cette puissante individualité sur les masses. Un tel chef électrise ses soldats en leur communiquant, par l’exemple, l’héroïsme dont il est pénétré.

« — Où comptez-vous loger?» me demanda le général lorsque le capitaine D. vint nous prévenir que rien ne s’opposait plus à notre débarquement.

« —  Mon ami m’assure qu’il y a une auberge pour les étrangers, dis-je en me retournant vers le capitaine.

« — Certainement,» reprit celui-ci, «nous trouverons deux chambres chez Raffo.» ―

« —  Madame,» interrompit le général, «il est impossible de vous loger dans ce pauvre réduit; vous n’avez rien de mieux àfaire que de venir chez moi. Je regrette de ne pouvoir vous donner une hospitalité digne de vous; mais disposez sans réserve de tout ce qui m’appartient je vous l’offre de grand cœur. Venez, entrez dans mon canot, et avant le coucher du soleil nous aurons atteint Caprera.»

L’accent avec lequel Garibaldi prononça ces paroles était si persuasif qu’il m’en coûta de répondre à son invitation par un refus, ce que je fis cependant, car j’étais décidée à visiter la Maddalena, et je craignais aussi de déranger le général dans son installation si nouvelle encore. Ayant promis de lui consacrer la journée du lendemain, il nous dit: «Voilà mon habitation,» en nous indiquant un point sur l’île de la Caprera, dont les bords semblaient fermer à l’est le lac apparent où nous étions. A une certaine distance du rivage, dans une solitude imposante, je discernai une maison blanche adossée contre des parois de granit.

Trois heures ayant sonné, il était temps de nous rendre à terre; mais, avant de débarquer, le général s’avança vers moi avec le jeune homme que j’avais remarqué; en me le présentant, il me dit: «Vous devez aussi connaître mon Menotti; quelques personnes lui font le reproche d’avoir l’air et les formes robustes d’un marin; moi, j’apprécie trop une bonne santé pour ne pas habituer mes enfants à ces exercices violents qui fortifient le corps en leur ôtant peut-être un peu de cette élégance si appréciée par les gens du monde.»

« —  Il me semble, général, que vous avez atteint votre but, et que votre fils est doué de cette vigueur qui n’exclut pas la grâce;» en prononçant ces mots, je tendis la main au jeune hercule, dont l’air franc et le noble maintien avaient de suite excité mon admiration.

Une fois dans le canot, quelques coups de rames de Menotti nous firent toucher terre. Là, nous prîmes congé du fils et de son père, avec la promesse de nous trouver le lendemain de bonne heure à la punta della Moneta, extrémité sud-est de la Maddalena, qu’un très-petit bras de mer sépare en cet endroit de Caprera.

***

« —  Et qu’allons-nous devenir, à présent que nous avons refusé assez légèrement l’hospitalité qui nous était offerte de si bonne grâce?» Telle fut l’exclamation ironique de mon compagnon, toujours prêt à voir le côté plaisant des choses; il suivait, tout en soupirant, le porteur de nos bagages à travers les rues boueuses de la petite bicoque où nous étions.

« —  Bientôt nous connaîtrons notre sort,» dis-je en m’apercevant que notre guide, arrivé sur la place de l’église, tournait à droite vers une maison de la plus chétive ― apparence.

« — Voilà une entrée qui promet beaucoup,» grommela mon gros compagnon, tout en grimpant un escalier aussi étroit et aussi raide qu’une échelle. Des enfants demi-nus barraient le passage, et nous ne savions où poser le pied.

« —  Dieu! quelle odeur d’ail à faire reculer toute une armée anglaise,» s’écria le capitaine en ouvrant la porte de l’appartement Raffo, et en saluant plusieurs femmes qui s’étaient précipitées à sa rencontre. «Avez-vous deux chambres à louer?» demanda-t-il en jetant un regard sceptique sur l’étroit espace où nous venions d’entrer, et où nous ne pouvions découvrir qu’un grand lit et une énorme table, autour de laquelle étaient assis plusieurs passagers du Virgilio qui se réconfortaient du mal de mer en mangeant tous de fort bon appétit. Les femmes qui nous avaient introduits nous poussèrent dans une pièce contiguë en nous disant: «C’est ici que vous pourrez loger.»

« —  Et la seconde chambre?» demanda le capitaine avec une anxiété visible. Nos ménagères nous répondirent tout d’une voix : «Ces hôtes repartent avec le Virgilio; ainsi, avant une heure, vous les remplacerez.»

Notre arrêt était prononcé, il fallut se résigner, camper là ou dans la rue. Nos regards inquiets cherchaient en vain les meubles les plus indispensables, et toujours, après avoir erré dans le vide, ils se fixaient sur le lit gigantesque, formidable, surchargé de plats, de verres, de terrines, de lampes qui se perdaient au milieu d’un tas de bottes, de souliers et de misérables hardes en guenilles. On trouvait dans cet amalgame hétérogène tout ce qui n’avait pu se placer ailleurs.

Les êtres vivants n’y manquaient pas. Dans un coin, une chienne allaitait sa portée; dans un autre, une poule abritait, sous ses ailes, des poussins qui sortaient de leur coquille; plus loin, un pigeon jaloux roucoulait devant sa belle. Quel repos pouvait-on goûter sur une pareille couche, qui sans doute recélait encore d’autres petites espèces du règne animal? Je restai interdite de dégoût et de stupéfaction, et je suivis le capitaine qui me disait: «Puisque nous sommes condamnés à nous abriter dans ce taudis, profitons au moins des dernières heures du jour; allons à la recherche de vos compatriotes.»

Aussitôt, ayant ordonné à la troupe de femmes qui nous poursuivaient de mettre un peu d’ordre dans ce chaos, nous nous fîmes conduire à la demeure du capitaine R. Nous arrivâmes bientôt en face d’une jolie maison située vers l’extrémité du promontoire, à une portée de fusil du débarcadère.

Les aboiements furieux de deux grands chiens qui se précipitèrent sur nous annoncèrent au maître du logis que des étrangers allaient franchir le seuil de sa demeure, où nous pénétrâmes grâce à l’empressement d’un jeune homme qui écarta les cerbères.

« — Mon chien Terrible ne justifie que trop son nom; pardonnez-lui, madame, sa réception pleine de menaces; il n’est pas habitué à me voir surpris par d’aussi aimables visiteurs,» nous dit le capitaine R. en nous saluant avec cordialité.

« — Et son maître,» répondis-je, «nous fait par cette raison même un accueil des plus affectueux.» Alors je serrai la main que me tendait le vieillard vigoureux, dont l’aspect prouvait que les hommes forts se retrempent dans la solitude.

Jamais je ne reconnus mieux qu’en cette circonstance la vérité de notre antique adage: les amis de nos amis sont nos amis. En prononçant quelques noms qui nous étaient chers, nous arrivâmes de suite à une sorte d’intimité, et je compris facilement par la conversation de notre hôte quelle avait dû être sa destinée.

Après avoir rempli une carrière brillante dans la marine anglaise, il avait continué à parcourir les mers sur un yacht jusqu’au moment où le beau climat et l’excellent gibier de la Maddalena l’ayant ramené plusieurs fois dans cette île, il s’y était fixé pour toujours. Depuis bien des années, il vit en ermite, en vrai spécimen de l’originalité britannique, passant des études les plus sérieuses à la culture de ses vignes, de ses plantations; il se partage entre les jouissances paisibles de la lecture et le travail actif des champs.

Je le répète: il ne faut pas croire que la solitude énerve et affaiblisse ceux qui en sentent le besoin. Jamais je n’ai vu un corps plus robuste que celui du capitaine R., qui, à juste titre, pouvait bien se vanter de ses soixante-quinze ans, car sa taille élancée, le feu de son œil expansif et toute l’énergie de sa personne eussent excité l’envie de bien des jeunes gens qui s’étiolent dans l’atmosphère de nos grandes villes.

Je me plaisais à contempler cet homme si remarquable, quand je me souvins que ceux qui visitent les solitaires n’ont pas le droit, pour leur satisfaction personnelle, de déranger les habitudes précises d’une vie réglée comme une montre. Notre visite improvisée me parut d’autant plus inopportune que nous avions interrompu l’aimable vieillard parcourant le monceau de lettres et de journaux que notre paquebot venait de lui apporter.

Nous prîmes congé en demandant s’il était possible d’aller à la recherche de M. et de Mme C. «Sans doute,» répondit le capitaine R., «et, si vous ne craignez pas d’entrer dans ma toute petite barque, elle est à votre service et vous transportera rapidement; mais, hâtez-vous, le temps presse.» En achevant ces paroles, il nous reconduisit jusqu’au bas de l’escalier, et nous continuâmes notre route, guidés par son batelier Giovanni.

C’était à cette heure avancée du jour où le ciel, la mer et les montagnes rayonnaient sous la gloire d’un beau soleil couchant; des teintes de pourpre et d’or projetaient dans l’espace un tel éclat, que jamais, ni en Grèce, ni sur les côtes de l’Anatolie, je ne vis rien de plus radieux; jamais je n’aspirai une brise aussi suave, aussi éthérée. J’étais plongée dans une sorte d’extase, et pourtant je ne voyais autour de moi ni vertes prairies, ni épais ombrages, aucune de ces perspectives du Nord, si admirables quand l’automne nuance nos forêts des plus vives couleurs.

La nature a ici un caractère plus sévère, quelque chose d’âpre et d’imposant; partout le regard découvre des masses de granit, aux formes bizarres, aux cimes dentelées, des roches d’une aridité si absolue, que la moindre broussaille ne peut y prendre racine. Cet aspect sauvage attriste l’étranger qui aime les riants paysages d’une contrée plus féconde, mais l’œil du poète et l’esprit scrutateur du géologue s’arrêtent avec satisfaction sur ces pierres majestueuses; l’un y voit l’empreinte d’une beauté grandiose, l’autre y cherche les annales du monde primitif: pages écrites par Dieu même. Nous côtoyâmes la côte méridionale de la Maddalena, ayant, à droite, l’île de San Stefano, tandis que Caprera nous dévoilait toutes les aspérités et les profondeurs de ses pentes abruptes illuminées par les reflets roses du couchant.

Au bout d’une heure, nous eûmes atteint la punta della Moneta, à l’extrémité de laquelle s’élève la maison blanche de M. C. bâtie dans le style mauresque; nous y arrivâmes après un court trajet sur un terrain pierreux où poussaient des cactus et des figuiers d’Inde. Giovanni nous devança pour nous annoncer. Mme C. est une de ces apparitions tout à fait excentriques que l’Angleterre seule peut créer et dont j’ai retrouvé le type dans les régions les plus lointaines. Quoi qu’il en fût, cette dame s’avança vers nous gracieusement, jusqu’à la porte de son habitation romantique; elle nous pria d’entrer dans un joli salon du rez-de-chaussée, en nous exprimant le regret que son mari ne fût pas là pour nous recevoir.

Mme C. agréable encore, pouvait avoir 45 ans. Ses manières révélaient la distinction de son origine. Elle habitait depuis vingt-cinq ans la Maddalena, et j’ai des raisons de présumer qu’une grande catastrophe l’avait frappée et condamnée à un exil volontaire, à cet âge où le sort d’une jeune femme se fixe irrévocablement.

J’eusse voulu pénétrer le secret de cette destinée fatale et mystérieuse; mais tout ce que je pus apprendre de ma compatriote fut qu’elle suivait ordinairement son mari dans ses longues excursions à cheval et dans ses chasses; elle l’accompagnait même à la pêche: cette passion domine tellement les deux époux, qu’ils passent quelquefois trois ou quatre jours en pleine mer.

Mme C. pour éviter mes questions, qu’elle redoutait, me dit en pénétrant ma pensée:

« — Noble de naissance et d’éducation, je vis par choix en bohémienne, et suis devenue par nécessité la femme d’un cultivateur.»

Le sort de cette personne étrange excitera la compassion ou le dédain de la plupart de mes lecteurs, et pourtant tout l’extérieur de Mme C. annonçait un parfait contentement; et malgré les absences réitérées de son mari, malgré l’isolement complet où elle se trouve, étant sans enfants et sans domestiques, sa vie offre peut-être plus d’intérêt réel que l’existence de nos reines de la mode, qui achètent leur triomphe au prix de tant de devoirs impérieux et frivoles.

Vouée entièrement aux soins de son ménage et de sa campagne, elle s’est formée un cercle d’activité si étendu, que jamais l’ennui n’a pu l’atteindre.

Le croirait-on? depuis dix-sept ans, cette femme n’a pas mis le pied dans la ville de Maddalena.

Une excellente cheminée, une bibliothèque bien choisie et un bureau couvert de livres et de papiers, prouvent que l’on passe dans cette chambre, au coin d’un bon feu, de calmes soirées dans un doux bien-être.

Lorsque j’interrogeai Mme C. sur la vitesse et les rares qualités des petits chevaux sardes, elle m’assura qu’ils méritaient leur renommée.

« — Leur prix d’achat n’excède jamais 200 francs et leur entretien 150 francs par an; ils exigent peu de soin et supportent les plus grandes fatigues; ils font des courses extraordinaires, ce que j’attribue à leur race et aussi à leur nourriture qui se compose, comme celle du cheval arabe, dépaille et d’orge. «Si vous voulez vous mettre à la fenêtre,» continua Mme C. en sortant, «vous ferez connaissance avec ma monture lilliputienne.»

Alors nous regardâmes sur le jardin et fûmes témoins d’une scène champêtre des plus ravissantes.

L’appel d’une voix bien connue suffit pour attirer hors de son écurie le plus joli petit cheval gris, pommelé; il s’avança, l’œil vif en secouant la tête d’un air fier et docile. Il suivit sa maîtresse, qui, tenant en main un crible, avait aussi réveillé l’attention de tous les quadrupèdes et de tous les volatiles de la ferme. Deux chiens caressants vinrent la fêter en remuant la queue, des chèvres, une volée de pigeons, plusieurs poules à la crête d’un rouge vif, étaient accourues pour ramasser des grains d’orge tombés à terre. Un bosquet de lauriers roses et de plantes exotiques encadrait ce tableau mouvant dont la sereine beauté me rappela les mœurs pastorales de l’âge d’or.

***

Comme je comprends l’existence paisible de nos solitaires; c’est une idylle des bords de l’Alphéa, soupirai-je à demi voix, lorsque notre bateau, reprenant sa course, glissa sans bruit sur le flot immobile.

La nuit ayant peu à peu confondu les objets et les couleurs dans une sombre uniformité, je me plus à considérer en moi-même l’image de la vie agreste que je venais de contempler; elle s’était empreinte dans mon âme plus poétique encore et plus charmante qu’en réalité.

Je dis alors à mon compagnon:

« — J’ignore les épreuves qu’a pu subir Mme C., mais j’accepterais son passé dans toutes ses tristesses, si je pouvais à ce prix jouir tôt ou tard de son bonheur actuel.»

« — Surtout ce soir, dit le capitaine, qui, plus positif que moi, se préoccupait d’avance de notre retour au repaire de Raffo. «Attendez, Giovanni,» continua-t-il en désignant une barque qui croisait la nôtre. «Voilà, ce me semble, des pêcheurs; ils vont peut-être augmenter d’un plat de friture notre souper problématique.»

L’inspiration du capitaine n’était pas à dédaigner; bien que les pêcheurs n’eussent que trois rougets, nous les primes avec empressement en échange d’une pièce de monnaie qui fut acceptée avec grand plaisir.

Il était tard lorsque nous rentrâmes à la ville de la Maddalena. La lune, un peu échancrée, montait à l’Orient; ses doux rayons éclairaient notre route vers la maison de Raffo, où nous arrivâmes dans une inquiète attente. Nous fûmes désagréablement surpris en trouvant la première chambre encombrée de voyageurs: quant à la seconde, malgré nos ordres, rien n’était prêt, on y avait seulement posé une table.

« — Et votre promesse?» demanda le capitaine presque irrité; «ces deux pièces ne devaient -elles pas être réservées pour nous exclusivement?»

A ces mots, la plus âgée de nos hôtesses se troubla: c’était une vieille matrone longue comme un fuseau et tout enveloppée d’une cape brune dont la nuance me rappela la mélancolie qui saisissait Henri Heine à la vue d’un vêtement très-sombre. Cette femme nous dit d’un ton dolent: « ― Pardonnez à mes pauvres filles, elles avaient perdu la tête quand elles vous ont promis la seconde chambre qui appartient à un ingénieur et à sa famille.»

A ces mots, la juste colère du capitaine éclata toujours plus violente, ses reproches se mêlaient aux excuses des enfants et aux protestations de la mère qui allaient de plus en plus crescendo jusqu’à un fortissimo qui nous déchira le tympan.

« — Faites donc chercher Pietro Susini,» cria à tue-tête le capitaine; «il faut qu’il nous trouve un autre gîte;» et tout en tempêtant, il se mit à dépecer une poule coriace dont il ne pouvait détacher les membres raides et roussis; alors il s’en prit à l’animal. «Cette poule, dit-il, doit être la bisaïeule de tous les volatiles du pays; elle serait l’alpha ou l’omega de notre souper sans la rencontre des petits poissons. Eh! la femme, si vous n’avez rien autre chose à nous offrir, donnez-nous au moins du pain.»

A cette demande si naturelle et pourtant insolite dans ce pays, la vieille posa sur la table des canestrelles, pâtes dures comme du biscuit.

« — Notre provision de pain est finie» dit-elle;  il n’y a pas ici de boulangers, et toutes les familles cuisent leur fournée le même jour, le samedi, car chacun de nous s’oppose à ce que son voisin ait du pain, quand lui – même n’en a plus à vendre alors on s’arrange comme on peut avec des châtaignes, des pommes de terre et du maïs.»

« — Madame,» me dit en riant mon compagnon, «je vous ai prévenue que nous devions vivre ici comme Robinson dans son île.»

Cependant, nos hôtesses nous apportèrent encore des marrons et un fiasco d’excellent vin, dont un verre suffit pour changer en gaîté la mauvaise humeur du marin. Les femmes, craignant de nous voir partir, se tinrent devant la table toutes debout et les bras croisés, déployant à l’envi leur éloquence pour nous décider à nous contenter d’une seule chambre.

«Vous demandez une chose impossible,» s’écria brusquement le capitaine; «taisez-vous et laissez-nous partir.»

L’entrée de Pietro Susini mit un terme aux supplications de ces femmes avides, qui ne pouvaient se résoudre à lâcher leur proie. Nous apprîmes qu’il y avait un logement chez les sœurs Fazio. Au moment de sortir, il nous fallut livrer une sorte de combat, et ce fut avec effort que nous parvînmes à å nous dérober à l’insistance presque hostile de nos mégères. Je dois faire observer que le capitaine était porteur d’une lettre de recommandation pour le signor Susini, qui est une des autorités de l’endroit.

« — Je vais,» dit notre sauveur, «vous mener chez deux sœurs respectables,» et il nous précéda sur l’escalier extérieur d’une maison; il poussa la porte, et nous pénétrâmes dans un vaste espace dont le plafond était formé de cannes entrelacées. Là, trois femmes nous reçurent avec bienveillance. Susini m’assura que chez ces bonnes dames nous trouverions une paix et une propreté sans égales. On m’introduisit dans une cellule contiguë à cette espèce de vestibule. Là, il y avait un lit couvert de damas pourpre et de draps très-blancs, une vieille commode et un prie – Dieu en paille usé; l’espace était si étroit, que j’eus peine à y entrer avec mon coffre.

« — Il y a une autre chambre pour le capitaine,» me dit Susini, «et si vous avez besoin de quelque chose, on vous donnera tout ce que vous désirerez.»

« — Certainement, madame, disposez de nous,» dit une des sœurs, dont la figure de cire, enveloppée d’une draperie, m’apparut comme un spectre qui avait écarté son linceul; alors une voix grave m’adressa, d’un ton solennel, ces paroles: «La maison est petite, mais nos cœurs sont grands.»

Cette belle sentence nous donnait le droit de compter sur une extrême prévenance.

L’heure du thé étant venue, je commençais à faire mes apprêts sur la table du salon de famille, et je pensais que les «grands cœurs» m’offriraient au moins de l’eau bouillante. Mais il n’en fut rien: on me laissa allumer l’esprit-de-vin, et, loin de s’occuper de mon service, je vis mes hôtesses regarder avec surprise la flamme bleuâtre qui s’élevait du réchaud. Elles ne se contentèrent pas d’aspirer l’arôme de mon pékoë, et me demandèrent de prendre leur part à ce breuvage qui leur était inconnu.

Après le thé, mon compagnon se retira dans sa cellule; le bruit de ses bottes, qu’il jeta vivement par terre, et, presque aussitôt, un ronflement énergique, me prouva qu’en vrai marin il était toujours dans les bonnes grâces de Morphée.

Les matrones au grand cœur me quittèrent, et, à l’exception de deux chats, qui, inquiets de ma présence, rôdaient et miaulaient autour de moi comme de mauvais esprits, je me trouvai dans une complète solitude, dont je profitai pour prendre des notes.

La conscience de l’isolement, dans un lieu étranger et à une heure où tout repose, fait naître en moi une sensation particulière; la fantaisie me domine, elle m’entraîne, et ma pensée, n’étant plus arrêtée par aucun obstacle extérieur, franchit d’un vol rapide l’espace et le temps.

Après avoir écrit, je me laissai séduire par le brillant clair de lune qui venait jusqu’à moi à travers le feuillage qui encadrait ma fenêtre, et j’allai en plein air jouir de l’éclat d’une nuit radieuse.

L’habitation des sœurs Fazio est située sur la pente d’une colline; dès que j’eus fait quelques pas, je dominai une vue immense, argentée par les rayons du bel astre qui planait dans le ciel. Ce demi-jour, qui donne tant de charme aux lieux que nous aimons, répand un vrai prestige sur des pays inconnus, car notre imagination peut les embellir à son gré.

Le silence de la nature n’était interrompu ni par l’aboiement des chiens, ni par le cri de la chouette, ni par le bruissement de la mer; un calme si profond régnait dans la nature endormie, que l’oreille la plus attentive ne pouvait saisir la moindre aspiration de tous les êtres qui, à cette heure solennelle, reposaient dans son sein. On eût dit que toute la vie s’était concentrée dans le règne végétal, car les plantes, baignées de la rosée du soir, remplissaient l’atmosphère de leurs parfums les plus enivrants.

Je suivis le sentier qui conduit au fort démantelé de la Guardia-Vecchia, jusqu’au moment où mon chemin disparut dans un chaos de pierres et de décombres; l’escarpement devint si rapide, que je craignis de perdre la direction de notre demeure, et je m’assis sur un bloc de granit.

J’avais atteint une hauteur considérable, mais la lune ne brillait plus d’une aussi vive clarté; quelques nuages de mauvais augure apparaissaient sur tous les points de l’horizon, dont la ligne argentée commençait à se couvrir de vapeurs.

La mer, resserrée par une multitude de montagnes, d’îles et de promontoires, formait, en apparence, des bassins différents de forme et d’étendue.

Un tableau qui me fit rêver aux poèmes d’Ossian, tableau aussi grandiose mais moins sévère, se déployait à mes regards; et pourtant il y avait une telle sécurité dans cette solitude, que j’étais pénétrée d’un sentiment de bien-être à l’idée que toute une population dormait là en paix, les portes ouvertes sous la garde de Dieu, et que moi, étrangère, je pouvais, sans crainte, errer librement vers minuit partout où mon caprice m’entraînait. Je songeais aussi à cette étendue de pays et de mers qui me séparait de ma patrie. Saisie et peu à peu absorbée par l’impression de la solitude, mon âme remontait d’âge en âge jusqu’à la création. Oui, la vue de ces archipels confus, de ces montagnes de granit, réveilla en moi la vision de temps inconnus où la lutte des éléments bouleversa notre sphère, en faisant surgir des îles du sein des flots et en creusant des mers au milieu des continents. Oh! comme j’aurais voulu ouvrir ce livre, dont les feuilles immenses sont les couches du globe!

Selon toute probabilité, la Sardaigne devait être autrefois le centre de toutes les îles qui l’environnent, et qui, sans doute, partagèrent sa destinée. Remontons seulement aux souvenirs historiques: la Sardaigne a joué un rôle peu important dans la politique depuis Tibérius Gracchus, non parce qu’elle est insignifiante en elle-même, ainsi qu’un écrivain l’affirme, mais parce qu’elle partage le sort de beaucoup d’hommes qui, ayant reçu tous les dons de la nature, ne sont jamais à leur place; les circonstances favorables manquant au développement de leurs qualités, ils sont victimes de l’injustice qui, dans tous les rangs de la société, exerce un despotisme inexplicable.

Comme tout ce qui est voilé a un charme à la fois étrange et doux, je me plongeai de plus en plus dans ma méditation, et Dieu sait où je fusse arrivée en poursuivant mes chimères, si un bruit de pierres roulantes ne m’eût rappelée à moi-même. Je me tournai vivement, et j’aperçus la haute stature d’un homme qui, descendant de la montagne, s’avançait vers moi d’un pas ferme.

« — Salute!» dis-je à l’inconnu qui, armé d’un seul bâton pour appui, m’inspira plus de confiance que de crainte.

« — Salute!» me répéta, selon la coutume du pays, une voix de vieillard dont l’accent sympathique me détermina à profiter de cette rencontre pour rentrer chez moi par le chemin le plus court.

A peine l’étranger fut-il revenu de la surprise que lui avait causée ma présence inattendue, qu’il me demanda par quelle raison je me trouvais là toute seule à cette heure indue.

« — «C’est simplement le désir de contempler par ce beau clair de lune les différents points de vue de votre île,» lui répondis-je; «mais vous-même, vénérable vieillard, quelle cause a pu vous faire quitter votre paisible foyer pour faire une excursion nocturne si fatigante dans les montagnes?

« — Hélas! qu’est devenu mon paisible foyer?» dit l’inconnu avec un profond soupir, comme si j’eusse touché la plaie sensible d’un cœur saignant. «Voyez, Signora mia,» continua-t-il après une courte pause en découvrant son front couronné de cheveux blancs comme la neige et en tournant vers moi sa majestueuse figure, «Michele Zicavo compte quatre-vingt-dix-huit ans, et ce n’est pas le poids de l’âge, ce sont les chagrins et de cruelles pertes qui l’ont brisé moralement!»

A ces mots, saisie de compassion, je répliquai

« — N’avez-vous ni enfants ni petits-enfants dont l’affection puisse adoucir vos douleurs?»

« — J’ai tout possédé pour tout perdre et pour passer, dans la misère et dans un cruel abandon, une vieillesse déplorable! La ville qui s’étend aujourd’hui sur ce rivage couronnait autrefois une hauteur qui porte encore le nom de Santa Trinità, où l’on retrouve les vestiges de nos anciennes habitations; c’est là que mes premiers souvenirs me ramènent, lå que nous étions retenus par la crainte des Turcs.

Depuis lors, un demi-siècle et plus s’est écoulé, et pourtant, par moments, je crois entendre le bruit argentin de la cloche de notre église sonnant dès l’aube du jour pour appeler à l’ouvrage tous les habitants de l’île, car chacun devait travailler à l’érection du fort della Camicia, notre seul rempart pour préserver nos biens et pour sauver l’honneur de nos épouses, de nos filles et de nos sœurs. Tous les insulaires, non-seulement les hommes jeunes et pendait notre salut. Je crois encore voir cette multitude d’ouvriers volontaires accourir de toute part en procession au lieu désigné.

Oui, Signora, c’était un temps de fatigues, d’excitation et aussi de vives angoisses! et pourtant alors on appelait Michele Zicavo le plus heureux des habitants de la Maddalena, et il l’était en effet, car les gazons fleuris de l’île ne suffisaient pas à la nourriture de son nombreux bétail qui allait paître une partie de l’année sur les vertes pelouses des Barrettini. Une digne compagne partageait mon bonheur au milieu d’un groupe d’enfants qui prospérait avec nous. O Santa Vergine! n’oublierai-je donc jamais le jour terrible qui changea en deuil toutes mes félicités!

C’était par une belle matinée de printemps; nous revenions de l’église où ma fille aînée avait reçu la bénédiction nuptiale, et, selon l’usage de la «plupart des insulaires, pour compléter la fête, nous descendions vers la plage, où nous attendaient un repas de noce et de joyeux convives. Mais tout à coup, au moment «où nous franchissions un ravin, nous nous vîmes cernés par une bande de pirates qui venaient de débarquer. Après une vaine et inutile résistance, car l’ennemi était plus fort que nous et bien armé, je fus renversé avec tant «de violence, que je perdis tout sentiment et ne pus être témoin du crime odieux que ces barbares osèrent commettre.

 Lorsque je revins à moi, des cris de rage et de détresse me percèrent le cœur; je compris tout ce qui s’était «passé; mes malheureux compagnons étaient debout en face de la mer dans l’attitude du désespoir; ils me montré chargée de femmes et de butin; – ces femmes étaient «nos épouses et nos filles qui fuyaient loin de nous, emportées par leurs ravisseurs!

« — Tous vos enfants ont-ils disparu dans cette terrible catastrophe?» demandai-je au vieillard qui, trop ému par l’amertume de ses souvenirs, avait dû interrompre son récit.

« — Il me restait deux fils, reprit-il avec un soupir, mais eux aussi me furent bientôt ravis! Ma blessure, si «profonde, n’était pas encore cicatrisée lorsque je reçus la «nouvelle que l’aîné avait péri sur la côte septentrionale de l’Afrique, où sa brigantine avait fait naufrage.

« — Quant au cadet, hélas! lui aussi voulut être marin. Il resta sourd à mes prières, et, ne s’inquiétant ni de ma douleur ni de la mort de son frère, dont la fin tragique était pourtant un triste présage, il persista dans sa vocation. Une escadre anglaise stationnant dans nos parages, cette circonstance réveilla les idées ambitieuses archipel y avait ramené la sécurité. La brillante victoire remportée par les Anglais sur les flottes de France et «d’Espagne, et qui fut achetée par la mort du héros britannique, priva aussi le pauvre Zicavo de son dernier enfant: mon Pietro succomba dans la mémorable bataille de Trafalgar.»

« — Il partagea donc le sort du grand Nelson?»

« — Oui, signora, vous avez nommé le célèbre marin dont l’exemple glorieux entraîna mon fils; mais aussi «quel homme ! Il s’est révélé pour la première fois à Aboukir, où, tel qu’un météore, il s’éleva à l’orient du monde, et, après une rapide carrière, il s’éteignit comme le soleil sous son auréole à l’occident.

« — Vous avez donc connu personnellement l’amiral?

Je l’ai connu et aimé, répondit le vieux Zicavo d’un air fier, comme si le contact d’un grand homme l’illustrait lui-même, et il ajouta: « Qui aurait pu l’approcher sans lui vouer du respect et une sorte de culte? Chaque fois qu’il mettait le pied sur ce rivage, il restait quelque temps au milieu de nous, et, avec une bonté inhérente à sa nature, il se plaisait à nous questionner et å demander des ensuite les éminences qui dominent l’archipel, et, tout en nouvelles de nos familles et de nos affaires. Il gravissait jouissant du spectacle de notre belle vue, il me faisait raconter les incidents de ma vie et l’histoire de notre petite île. L’église de la Maddalena possède, comme souvenir de sa générosité, deux magnifiques candélabres et un beau calice en argent.

« — L’amiral, en partant, nous promit que, s’il revenait «vainqueur du combat qu’il allait livrer, il ferait aux habitants de l’île un cadeau égal en valeur à une brigantine «toute chargée. Ah! signora, soyez-en sûre, ce n’est pas la «perte de cette fortune que je regrette; ce que je pleure, c’est la mort prématurée d’un si grand homme et la mort «de mon pauvre enfant.

Zicavo, à cette époque, vous vous trouviez dans toute «la force de l’âge; ne vous êtes-vous point remarié?»

« — Oui, certainement, et pendant mon second mariage je vis un nouveau printemps renaître autour de moi; mais «cette terrible maladie qui doit vous être connue décima l’île et m’enleva femme et enfants.

« — Comment, le choléra a sévi avec tant de violence chez vous?

« — Hélas! oui répliqua Zicavo; à peine cette épidémie «nous abandonnèrent lâchement: les malades et les mourants étaient privés de tout secours. Quant à ceux qui «résistèrent au fléau, ils eurent à supporter la famine, car les autorités du pays, dès que la maladie éclata, interdirent le débarquement aux étrangers; par conséquent, aucun navire n’ayant pu approcher du port, la disette purent fuir en Sardaigne seraient morts de faim, si le «gouvernement n’avait pas pris des mesures énergiques pour alimenter les habitants. Bientôt nous célèbrerons la fête des Trépassés, jour consacré par l’Église à la visite des tombeaux que nous ornons de fleurs. Je descends du «cimetière, où j’ai tout préparé pour la cérémonie de ce «grand anniversaire. En me trouvant dans ce lieu funèbre, où j’ai enseveli tout mon bonheur, j’ai passé une partie de la nuit absorbé par mon chagrin et récapitulant tous mes deuils successifs.»

***

Après ce récit, je tombai moi-même dans une sombre méditation; ainsi donc, pensai-je, cette petite île, à peine connue, n’a pas échappé aux vicissitudes du sort; ces rivages, si tranquilles en apparence, furent pourtant le théâtre de plusieurs invasions meurtrières; ils se virent dépeuplés par des épidémies, on y a souffert la famine, et là, comme partout, on a été le jouet des passions. Oui, l’écho des guerres européennes a retenti au milieu de ces rochers, et la mémoire du héros britannique vit encore dans les cœurs de ces insulaires, qui gardent la reconnaissance due à ses bienfaits.

Mais les annales de ce petit peuple ne sont pas écrites, aucun barde ne les a chantées; tout ce qui a pu échapper à l’oubli vit dans le cerveau exalté et dans le cœur malade d’un pauvre nonagénaire qui, lui-même, va disparaître ! ce passé, comme tant de choses, sera peut-être voué au néant!

Telles étaient mes pensées en passant le seuil de la maison Fazio pour me retirer dans ma cellule. Si ma rencontre avec le vieux Zicavo et mes réflexions sur notre entretien n’eussent pas suffi pour chasser loin de moi le sommeil, j’eusse été empêchée de dormir par mon voisinage. Une simple cloison en toile d’environ huit pieds de hauteur séparait immédiatement mon lit de celui des trois femmes, de manière que je ne pus échapper ni au monologue somnambule de la fille, ni aux ronflements continus de la mère, accompagnés de la toux asthmatique de la plus vieille matrone; tous ces bruits se mêlaient aux gloussements des poules nichées là avec leurs maîtresses. Un bruit, qui me troublait plus que tous les autres, était celui d’une petite pluie qui, si elle continuait, pouvait rendre très-difficile notre excursion du lendemain à Caprera. J’écoutais dans une sorte d’anxiété cette pluie qui tantôt devenait une averse et tantôt paraissait diminuer, lorsque j’entendis distinctement dans le vestibule contigu les pas incertains d’une personne qui marchait à tâtons, comme si elle cherchait quelque chose dans l’obscurité. Tout à coup un violent craquement, accompagné d’un cri d’alarme, me fit tressaillir.

« ― Grand Dieu! qu’est-il arrivé?» s’écrièrent ensemble les trois femmes.

« ― Ce qui est arrivé?» reprit une voix d’homme que je reconnus aussitôt [pour celle de mon compagnon, «accourez, voyez et tirez-moi de la position extraordinaire «où je suis, Dieu sait dans quel gouffre je m’enfonce!»

« ― Le capitaine est tombé dans la cave!» dit la plus jeune des femmes.

« ― Seulement à moitié,» reprit mon ami toujours jovial; «la partie supérieure de mon corps est toujours en l’air, grâce à ma corpulence, mais mes jambes nagent dans le vide.»

Pendant ce court colloque, les femmes avaient allumé leur lampe et endossé en toute hâte quelques vêtements indispensables; elles accoururent au secours du capitaine prêt à sombrer. Je n’aurais pas été femme si j’eusse résisté à ma curiosité; aussi, à travers une fente de ma porte mal fermée, je m’assurai par mes propres yeux de ce qui était arrivé à mon malheureux compagnon. Malgré tout l’intérêt réel que sa position critique m’inspirait, il me fut impossible de ne pas rire aux éclats, lorsque je vis les trois femmes dans un costume fantastique s’efforçant de faire sortir leur hôte de la trappe où il était retenu.

« ― Mais au nom de tous les saints,» dit celui-ci après que cette manœuvre eut été exécutée avec succès, «vous vivez donc dans le temps de Don Quichotte et des chevaliers errants, puisqu’un honnête homme ne peut atteindre son sac de voyage sans tomber dans une embûche. Je voulais, selon mes habitudes de marin, préparer mon café avant le jour; depuis longtemps je suis à la recherche de mes effets, et, au moment où je crois les atteindre, le plancher s’enfonce sous mes pieds et je tombe.»

« ― Seulement dans la cave,» interrompirent les femmes.

« ― Eh bien! grâce au ciel, j’ai été aussi heureux que le Saint-Père dans sa visite au couvent de Sant’Agnese,» dit mon ami avec bonhomie en emportant son sac de nuit dans sa cellule.

CHAPITRE II

L’île de Caprera et son Cincinnatus

La pluie venait de cesser le ciel, lourd et chargé de nuages, pesait encore sur l’horizon, lorsque, tout équipés pour braver le mauvais temps, nous quittâmes notre logis vers huit heures du matin.

« ― Les chemins sont trop défoncés, trop remplis d’eau pour que vous puissiez vous rendre par terre à la Punta della Moneta,» nous dit notre cicerone Susini; «j’ai déjà parlé,» continua-t-il, «avec le maestro Giulio qui préparait sa barque pour aller à Caprera, et il se charge de vous y conduire.»

La boue épaisse qui couvrait les rues nos pavées que nous traversions ne justifiait que trop l’avis de Susini. Acceptant son offre, nous nous laissâmes conduire au rivage où se trouvait maestro Giulio.

« ― Je vois que vous ne manquez pas de matériaux pour vos maisons, car vous les bâtissez à même du granit qui leur sert de base.» Telle fut l’observation que j’adressai à Susini en remarquant une construction nouvelle s’élevant sur le rocher d’où les maçons tiraient les pierres des murailles.

«En effet,» répondit mon guide, «plusieurs îles de cet archipel pourraient, dans toute leur étendue, servir d’immenses carrières de granit, dont la qualité varie selon la localité; celui-ci est inférieur, mais nous en avons d’une teinte rose très-riche en spath, et qui pourrait rivaliser de beauté avec le granit égyptien des monuments les plus célèbres. L’île dei Cavalli, devant laquelle vous avez passé, est renommée par les excavations des anciens Romains. On trouve là, ainsi que près de [Capo] Testa en Sardaigne, des colonnes, les unes à peine dégrossies, les autres presque terminées. Nous savons par des documents historiques que les Pisans ont tiré de la péninsule de [Capo] Testa les colonnes de leur église de San-Giovanni; il est très-probable que le péristyle du Panthéon à Rome vienne de la même origine.»

L’arrivée du maestro Giulio interrompit notre discours. Il nous fit signe que son bateau était prêt. Nous y prîmes place avec son neveu et ses trois fils, portant des fusils et accompagnés de plusieurs chiens, car tout ce monde allait à la chasse. Susini, en nous souhaitant une agréable promenade, nous promit de venir le soir à notre rencontre à la Punta della Moneta.

* * *

« ― Quel bateau voyons-nous là courir des bordées?» ― demanda mon ami au moment où nous longions le rivage de la Maddalena.

Giulio répondit:

« ― Ce doit être celui du général; il me semble le reconnaître.»

« ― Vous avez raison,» reprit le capitaine D.; «il nous a promis de nous faire chercher à 9 heures, et, avec sa bonté ordinaire, c’est lui-même qui vient au-devant de nous.»

Une distance considérable nous séparant encore de la voile blanche que mon compagnon avait signalée, je pris plaisir à observer les contours bizarres des rochers des deux rives; j’en remarquai un tout à fait extraordinaire sur la côte de Sardaigne, qui donne le nom Capo dell’Orso à un petit promontoire. En effet, ce bloc de granit gigantesque a précisément la forme d’un ours assis sur ses pattes de derrière, Si l’on considère que ce rocher s’appelait déjà ainsi dans la géographie de Ptolémée, on doit en conclure qu’il n’a pas changé d’aspect depuis deux mille ans.

En admettant que c’est l’action de l’air qui, dans la durée des siècles, sculpte les pierres des montagnes, celles-ci doivent remonter à une époque très-reculée; l’origine de tous ces granits, si étrangement superposés, se perd dans la nuit des temps.

Pendant que la vue d’une nature si nouvelle pour moi m’entraînait à ces réflexions, le bateau que nous avions aperçu au loin s’était assez rapproché pour que nous puissions reconnaître le général assis à l’arrière de son canot dont il tenait en main le gouvernail. Nous échangeâmes de suite un salut très-amical.

« ― Je crois,» dit le capitaine D., «que nous ferions bien de continuer notre route avec maestro Giulio, car le vent s’est élevé, et il est toujours difficile de changer d’embarcation quand la mer devient mauvaise.»

« ― Elle ne l’est pas assez,» répondis-je, «pour refuser l’offre si obligeante du général.»

Bientôt nous passâmes du misérable esquif de maestro Giulio dans l’élégant canot qui s’approchait de nous, et lorsque je remerciai le général en lui exprimant nos regrets de lui faire perdre un temps si précieux, il me répondit avec une grâce naïve:

« ― Je puis disposer de mes loisirs, car à présent je ne fais la guerre qu’aux pierres; vous en voyez la preuve… mes mains ne sont-elles pas celles d’un ouvrier?»

Après un court trajet, le rapide canot entra dans un petit port formé par la nature, et, après avoir fait quelques pas sur la grève, nous foulâmes le sol odoriférant et le gazon un peu ras qui couvre Caprera.

Cette île diffère complètement de la Maddalena. Sa rade n’est pas animée par le mouvement des barques et des bateaux pêcheurs; on ne découvre ni village ni maison de campagne sur ses bords, et ses hauteurs ne sont pas couronnées de forts presque détruits. Le terrain s’élève en amphithéâtre à partir du rivage, devient de plus en plus escarpé, rencontre des roches menaçantes qui, s’unissant les unes aux autres, forment une chaîne majestueuse de montagnes dont l’ensemble cause une vraie surprise au voyageur. Ici tout est sérieux et grandiose, comme si la nature eût voulu créer d’avance pour le Cincinnatus de notre époque une solitude en rapport avec son caractère. Des lentisques, des arbousiers, le myrte, l’erica et une quantité de plantes aromatiques, entremêlées de rochers, se groupent ça et là au milieu des pelouses naturelles qui montent en pente plus ou moins rapide depuis la mer jusqu’à la demeure du général.

Après une petite demi-heure de marche, nous arrivâmes à la clôture du parterre qui s’étend devant cette maison. Plusieurs chiens de chasse accoururent avec de vives démonstrations de joie à la rencontre de leur maître qui leur prodigua ses caresses. Je vis à droite, à l’entrée du parterre, une espèce de baraque.

« – Voilà sans doute les débris de votre première habitation,» dis-je à Garibaldi.

« – De ma seconde,» répondit-il; «ma première n’était qu’une simple toile dont je fis une tente; mais, si vous me le permettez, je vous conduirai dans ma demeure actuelle que j’ai construite en granit: elle n’a qu’un étage, et, d’après le style des bâtiments de l’Amérique du Sud, elle se termine par un toit plat formant terrasse, le tout surmonté d’une coupole.»

La belle apparence de cette construction me fit une impression agréable, et, en y entrant, je vis que l’intérieur répondait à l’extérieur, éloge qu’on ne peut donner à beaucoup de façades; tout était simple, grand et bien aéré; l’harmonie des proportions prouvait que celui qui en avait conçu et exécuté le plan songeait beaucoup plus à disposer un appartement convenable qu’à se soumettre aux règles de l’architecture.

Dans une chambre occupée depuis plusieurs mois par un des deux amis qui partagent à Caprera la vie rurale de Garibaldi, je remarquai une petite collection d’étendards, de drapeaux, d’armes de différents pays, et lorsque je priai le général de m’expliquer l’origine de tous ces souvenirs de guerre, il sut trouver une excuse et s’éloigner spontanément, car il n’est pas un de ces hommes qui se font les ciceroni de leurs propres victoires.

Ces objets, que je considérai avec attention, étaient les trophées de ses combats et rappelaient les épisodes les plus brillants de sa carrière héroïque. Je fixai mes regards entre autres sur le drapeau que Montevideo offrit à son brave défenseur après le combat de Sant’Antonio. C’était le 8 février 1846, jour mémorable où Garibaldi, à la tête de 200 Italiens, se vit cerné par les troupes de Rosas, composées de 1200 hommes, sous le commandement du général Servando Gomez. Garibaldi, au lieu de se tenir sur la défensive, – ce qui, dans pareille position, n’eût fait tort à aucun chef, – attaqua avec ses légionnaires l’ennemi très-supérieur en nombre. Après un combat de cinq heures, le général Gomez, suivi de son infanterie en déroute et de sa cavalerie démoralisée, dut abandonner le champ de bataille au vainqueur.

A la vue de cet étendard, je me rappelai le petit ouvrage: Montevideo ou la nouvelle Troye, dans lequel Alexandre Dumas rend une si éclatante justice au brave défenseur de Montevideo, proclamant avec enthousiasme sa supériorité comme homme et comme guerrier. Les faits cités dans ce livre sont, ainsi que Garibaldi le reconnaît lui-même, très véridiques; mais il semble que les éloges qui lui sont prodigués lui ont paru tellement exagérés, qu’il n’a pas cru devoir remercier l’auteur.

Après avoir visité la maison du général, il nous engagea d’entrer dans sa chambre pour prendre quelques rafraîchissements servis près d’un feu pétillant; mais nous n’avions pas de temps à perdre, car le temps menaçait; je lui proposai donc de faire sans délai le tour de sa propriété. Permettez-moi de vous présenter ma Teresa, et nous partirons de suite,» me dit notre hôte en s’éloignant.

Alors je jetai un rapide coup-d’œil sur sa bibliothèque. Chaque collection de livres est, selon moi, la révélation du caractère de celui qui en fait le choix, car les livres ne s’imposent pas à vous comme les importuns; ils n’entourent que ceux qui les cherchent et les aiment. Cette petite bibliothèque se composait d’ouvrages sérieux comme leur possesseur, qu’ils ont suivi sur les rivages déserts de Caprera pour charmer ses courts loisirs. A côté des premiers traités de l’Angleterre sur la navigation et l’art de faire la guerre, je vis les noms de Shakespeare, de Byron et de Young. Plus loin, je trouvai les écrits les plus remarquables sur les sciences naturelles: le Cosmos du grand penseur allemand, l‘Ethica de Plutarque, les discours de Bossuet et les charmantes fables de Lafontaine, qui cachent tant de profondeur sous un air de naïveté.

L’apparition de la jeune Teresa interrompit ma revue littéraire. Je saluai avec intérêt cette belle jeune fille; dans ses traits réguliers, je reconnus l’image de son père; la hardiesse flexible de ses mouvements rappelait l’origine brésilienne de sa mère. Jamais un teint brun doré n’alla mieux avec des cheveux blonds; était-ce le velouté de ses yeux châtain foncé ou l’expression d’une physionomie qui peignait tantôt la pétulance d’un enfant et tantôt la timidité de la jeune fille qui donnait tant de charmes à toute sa personne? En honneur de notre visite, la chère enfant s’était soumise à une toilette extraordinaire; comme j’aurais voulu l’en délivrer et changer le spencer de piqué blanc et la jupe en mousseline contre ses vêtements habituels, et lui voir mettre autour de sa taille la fronde qu’elle manie avec tant d’adresse. Cette fronde des habitants de la Sardaigne est absolument semblable à celle des anciens peuples pasteurs, si connue par l’histoire de David.

Enfin, nous nous mîmes en marche pour notre promenade projetée. Ce fut une entreprise de plusieurs heures, dont le plaisir dépassa la fatigue, car la vue de ce vaste terrain nouvellement cultivé et les explications judicieuses de notre guide, si capable dans tout ce qu’il entreprend, étaient à la fois amusantes et instructives.

C’est au mois de mai 1855 que Garibaldi a mis pour la première fois le pied à Caprera, qui alors n’était qu’un amas de granit çà et là couvert d’une couche de terre très-mince et en plusieurs endroits tellement parsemée de pierres, qu’elle produisait à peine de rares broussailles et des plantes aromatiques. Il n’y a pas deux ans et demi que le défrichement a commencé, et déjà nous voyons une belle maison et un grand espace cultivé, autour duquel s’élève un mur sans ciment. Ce mur, au lieu d’être, comme en Toscane et dans d’autres parties de l’Italie, composé de pierres ordinaires, est construit en granit et ne coûte que quatre francs par deux mètres et demi, si on livre aux ouvriers les matériaux transportés sur les lieux. Garibaldi me dit qu’il avait lui-même mis la main à l’œuvre, mais que cette enceinte ne suffisait pas pour préserver ses plantations toujours envahies par les chèvres; le dégât fait par ces animaux était si grand, qu’il faudra les expulser.

L’enceinte cultivée renfermait une pépinière de cyprès, de châtaigniers, de figuiers et d’autres arbres fruitiers entremêlés de légumes, de vignes et même de cannes à sucre. Tout prospère sous un ciel magnifique où la terre est rare et le soleil fécond. Des puits alimentés par de petites sources sont distribués avec art ça et là; leur eau abondante entretient l’humidité qui, unie à la chaleur, hâte le développement de la végétation.

Plusieurs charbonnières, qui étaient en pleine activité, transformaient en charbons des racines d’arbustes, et prouvaient qu’un homme d’une haute intelligence réussit dans tout ce qu’il entreprend. En nous promenant, je vis des collines fraîchement labourées, qui promettaient d’abondantes moissons; j’entendais de loin en loin quelques coups de fusils qui annonçaient que les chasseurs veillaient sur la récolte à venir en faisant la guerre aux oiseaux et en empêchant les grives de se délecter impunément au milieu des lentisques.

L’inspection de cette propriété naissante, où tout prospère déjà, fut pour nous d’un grand intérêt, et la conversation intime du repas de famille nous causa un plaisir non moins vif, quoiqu’il fût différent. On parlait italien; mais, de temps en temps, le général s’exprimait en français avec cette rare perfection qu’un étranger atteint difficilement. Son organe sonore, plein de force et de douceur, rappelait les qualités dominantes de son caractère; et si son langage élégant n’était pas assaisonné du sel attique, il était toujours plein de science et d’enthousiasme. Le général, tout en faisant les honneurs de son simple mais abondant dîner, déploya une éloquence qu’on rencontre rarement chez les hommes d’action.

Lorsque je lus, il y a peu d’années, le Journal sur la Campagne d’Italie, de Hoffstetter, ouvrage qui contient un tableau fidèle des événements de 1849, et aussi le récit très animé de plusieurs particularités intéressantes sur la vie privée et politique de Garibaldi, j’étais loin de prévoir que je recevrais un jour la plus cordiale hospitalité chez l’homme célèbre dont les actions réveillaient d’avance toutes mes sympathies.

La conversation roula naturellement sur sa vie privée; familiarisée comme je l’étais avec les événements désastreux qui causèrent la mort de sa première femme Anita, je n’osais pas prononcer son nom, mais le général lui-même prit l’initiative.

Tout le monde sait qu’après le siège de Rome, en 1849, Garibaldi quitta cette ville et se réfugia dans les bois de Ravenne; là, se trouvant traqué par les Autrichiens, il dut vaincre mille obstacles et supporter des fatigues inouïes. Anita, fidèle compagne de son mari, le suivit de gîte en gîte; malade d’une grossesse fort avancée, elle succomba dans cette retraite périlleuse, et mourut victime de son dévouement conjugal. Garibaldi fut vivement touché en me voyant évoquer d’avance tous ses souvenirs et lui citer les lieux et les circonstances où sa femme, douée du plus mâle courage, avait montré une présence d’esprit extraordinaire; il se plut à me révéler, dans tous ses détails, cette existence exceptionnelle. La voix du général était émue, ses yeux devinrent humides lorsqu’il me raconta les hauts faits de l’amazonne brésilienne, si digne d’être témoin de ses victoires; elle assista aux combats d’Imbituba, de Mosso da Barra, de Caquari et de Lages. Pendant ce court récit, la physionomie de Garibaldi brillait de cet enthousiasme qu’il éprouve toujours dès qu’il parle de ce qu’il aime et surtout de l’Italie. Il exalta non seulement l’énergie de son épouse, mais aussi ses vertus privées, qui avaient fait le charme de son foyer domestique; il loua le dévouement, l’abnégation et surtout l’adorable bonté de cette héroïne, en disant à sa fille qu’elle devait imiter ce rare et noble exemple.

Si les vivats qui, en 1849, saluaient le passage de Garibaldi dans les rues de Rome trouvèrent dès lors un écho dans mon cœur, on doit bien croire que l’admiration qu’il m’inspire est d’autant plus grande qu’il m’apparaît à présent n’ayant d’autre prestige que lui-même. Il n’est plus entouré d’une foule de partisans prêts à obéir à son moindre signe; il ne domine plus cette multitude qui regardait son manteau américain, son chapeau au panache flottant, et surtout le nègre au costume pittoresque qui suivait son cheval.

Le vaillant guerrier est le même, mais il est vêtu d’un simple habit bourgeois, il est seul sur un rocher éloigné avec deux amis, et toute son activité se concentre dans la création d’une ferme, où il a pour unique plaisir les soins intelligents qu’il donne à sa famille. Ce n’est ni par misanthropie, ni par indifférence qu’il s’est imposé un isolement qui provoque toujours l’oubli; son cœur bat comme autrefois à l’idée des gloires et des douleurs de sa patrie; mais, incapable de porter par ambition des couleurs qui ne sont pas les siennes, il attend, plein d’abnégation, le jour où on aura besoin de lui.

Après le dîner, lorsque nous sortîmes de la maison, le temps parut incertain; un vent frais s’était élevé, qui tantôt amassait les nuages et tantôt les dispersait, en laissant passer un rayon de soleil qui, tout à coup, venait dorer et embellir le tableau que nous avions sous les yeux. Des petits chevaux qui broutaient paisiblement, des ânes au repos, comme des philosophes en méditation, animaient le vert gazon; des chèvres, groupées sur les pics les plus aigus, se dessinaient en relief sur l’espace et restèrent dans une immobilité parfaite jusqu’au moment où Teresa les surprit lorsqu’elle lança, avec sa fronde, des pierres qui fendaient l’air en sifflant; à ce bruit, les animaux agiles bondirent de rochers en rochers et disparurent à travers la campagne.

Comme je désirais contempler tout le panorama de l’île de Caprera, j’entrepris seule, avec les deux amis de Garibaldi, l’ascension du Tejalone; mais, après avoir monté plus d’une heure, nous rencontrâmes des blocs de granit presque inaccessibles et un amas de broussailles inextricables. Je m’aperçus que le sommet, que je croyais atteindre facilement, paraissait s’élever à mesure que nous gravissions; je dus renoncer à mon projet, et, d’après les observations que l’on me fit sur l’heure avancée du jour, je rebroussai chemin; mais il fut difficile de suivre le même sentier; aussi, sans le vouloir, ayant pris une nouvelle direction, nous découvrîmes une autre partie de l’île.

Quoique Caprera ait une longueur de cinq milles et une circonférence de quinze qui pourrait être cultivée en grande partie, elle n’a encore que six propriétaires: le général, M. C., établi à la Maddalena, et quatre bergers. Le premier est le seul qui possède une habitation; M. C. se propose d’en construire une, et les pâtres se contentent de grottes naturelles. Notre route nous conduisit à l’entrée d’une de ces cavernes, où nous trouvâmes maestro Giulio et ses fils qui revenaient de la chasse, causant familièrement avec les pâtres et quelques autres chasseurs.

« ― Avez-vous tué beaucoup de gibier?» demanda un de mes compagnons à maestro Giulio.

« ― Seulement deux sangliers,» répondit celui- ci;

« ― Et les sangliers, à qui appartiennent-ils?.» Telle fut la question d’un de ces messieurs.

« ― Comment,» dis-je avec surprise, «est-ce que le gibier a ici ses propriétaires, et à quel signe le chasseur peut-il reconnaître le possesseur légitime de la bête tuée?»

« ― Sur cette île,» me répondit-on, «comme en différentes parties de la Sardaigne et de la Corse, les sangliers qu’on chasse ne sont qu’une dégénérescence de cochons domestiques; aussitôt que le propriétaire s’aperçoit qu’une laie a mis bas, il imprime aux petits marcassins une certaine marque, qu’ils portent jusqu’à la mort, comme une preuve de leur servitude.» D’autres récits captivèrent notre attention; aussi arrivâmes-nous à la demeure du général sans songer qu’il était tard. Cependant, les premières ombres du crépuscule nous rappelèrent qu’il fallait partir; le vent, déjà fort, augmentant de plus en plus, notre hôte chevaleresque voulut nous ramener lui-même; il se fit accompagner d’un de ses amis et de son fils. Les eaux de l’archipel, si tranquilles quelques heures auparavant, étaient agitées; le vent, engouffré dans les gorges, sifflait avec fureur et chassait notre canot sur les brisants, où les vagues bouillonnaient en écume.

Menotti exécutait rapidement les ordres de son père; celui-ci, occupé de la manœuvre, saisissait avec effort le haut du mât, pendant que son ami et le capitaine D. se hâtaient de carguer les voiles et d’arranger les cordages. La peur ne pouvait m’atteindre au milieu d’hommes si intrépides, et pourtant, je dois en convenir, je ne fus pas fâchée quand je remis le pied sur la plage. Mme C., qui, de sa fenêtre, avait suivi avec anxiété notre course orageuse, vint à nous et nous pria d’entrer dans sa villa; une bouteille de vieux vin de son cru ne fut pas à dédaigner. Nous quittâmes le général, qui reprit la mer, et je ne sais, en vérité, ce qui nous serait advenu sans Susini; celui-ci, exact au rendez-vous, devint notre guide.

C’était une de ces nuits sans étoiles que le chantre immortel de l’Enfer appelle «una povera notte», et nous dûmes frayer notre chemin au hasard à travers un terrain inégal, où nous allions tantôt fouettés par le ventât tantôt couverts de pluie; les rafales se succédaient sans relâche.

A peine arrivés à mi-chemin, nous entendîmes les pas d’une personne qui venait à notre rencontre. Quel fut mon étonnement lorsqu’une voix prononça mon nom. Qui pouvait-ce être, sinon M. C. Il rentrait chez lui et conduisait son petit cheval par la bride.

Malgré tout mon désir de m’arrêter et de m’entretenir avec l’habitant excentrique della Punta della Moneta, nous ne pûmes, par cet horrible temps, qu’échanger quelques paroles et un shake hands anglais, et c’était beaucoup pour des gens exténués, éventés, mouillés comme nous l’étions. Enfin, après une marche de deux heures, nous rentrâmes dans notre gîte.

J’oubliai bientôt les contrariétés et les fatigues de cette course nocturne; car avant que j’eusse pu changer mes vêtements trempés d’eau, on nous annonça la visite du capitaine R.

La conversation de cet homme plein d’esprit et d’imagination me charma d’autant plus qu’il m’exprimait une vive sympathie pour l’Italie et un grand amour pour les beaux-arts, ce qui nous mit de suite en rapport. On s’entend toujours quand on a les mêmes idées et les mêmes goûts. ― Les relations intimes du capitaine R. avec Shelley et Byron avaient laissé dans sa mémoire une foule de souvenirs précieux. Il me parla, en détail, de la passion que Byron avait ressentie pour la belle Guiccioli, de son enthousiasme pour la cause de la liberté, de sa conduite généreuse envers les conjurés de la Romagne, où son nom est encore l’objet de la vénération publique, car il savait exciter l’admiration autant par son caractère que par son génie. Il me parla de la profonde mélancolie qui s’empara du grand poète lorsqu’il eut perdu sa fille Allegra. Il me raconta, avec une émotion des plus vives, la mort tragique de Shelley, accompagnée de circonstances extraordinaires.

« – La veille de ce fatal événement,» nous dit le capitaine R., «j’étais avec Shelley et Byron à la fête qui fut donnée en leur honneur sur un vaisseau de guerre anglais en station devant Livourne. Après ce bal, Shelley, accompagné d’un de ses amis, appelé William, voulut retourner à sa villa, et partit sur un petit bateau pour Lerici, dans le golfe de la Spezia.

L’opinion générale attribue la mort de Shelley à une tempête; mais cela ne peut être; car, pendant la nuit du 8 juillet, ou Shelley fut noyé, le ciel était pur et la mer très-calme. Son bateau a dû être heurté par une autre pièces d’argenterie qui avaient servi au repas de la veille.

«La triste nouvelle du naufrage de nos deux compatriotes «ne nous arriva que trop tôt. Je me rendis sans délai, avec quelques amis, à Viareggio, petit port où l’on vient prendre des bains de mer. C’était là que le flot avait rejeté les corps des naufragés. Nous arrivâmes à temps pour leur rendre les derniers devoirs.

L’éloignement des Italiens pour le protestantisme était à cette époque encore plus prononcé qu’aujourd’hui; on nous empêcha d’enterrer les cadavres, et nous n’eûmes d’autre parti à prendre que de consumer ces tristes restes.

«Jamais je n’oublierai l’aspect désolant et solennel qu’offrait cette cérémonie funèbre,» continua le capitaine R. avec une émotion visible, comme si les trente-cinq ans écoulés depuis l’événement n’avaient pas pu en diminuer la tristesse.

«Nous choisîmes sur la plage un endroit, près d’une de ces grandes croix qu’on rencontre si souvent en Italie; devant nous s’étendait la Méditerranée, parsemée de ses belles îles; – derrière nous la chaîne majestueuse des Apennins; – à droite et à gauche se trouvait un bois de pins et d’arbustes, dont le vent du large avait tordu et rabougri les branches. Un calme parfait régnait sur la mer, de petites vagues caressaient le sable jaune de la rive, et cette couleur contrastait avec le bleu de saphir d’un ciel presque oriental. Des montagnes gigantesques dessinaient leurs cimes blanches sur l’éther transparent, et, au centre de ce tableau, brillait la flamme qui réduisait en cendres les corps de nos amis. Cette flamme entoura un moment la croix et monta vers le ciel comme symbole de la foi chrétienne et de l’immortalité de l’âme.

«Nous parvînmes à retirer du bûcher le cœur du poète, qui, plus tard, fut déposé, avec ses cendres, au cimetière «protestant à Rome.

C’est ainsi que l’Angleterre perdit un de ses hommes de talent qui lui promettait une nouvelle gloire. On ne peut nier que Shelley, dans l’égarement de son esprit, perdit toute croyance; il est même difficile de le «défendre; mais il faut reconnaître qu’après son mariage, «étant plus heureux, son irritation contre l’humanité fut «moins amère. Il commença à rectifier ses opinions. D’après «cela nous pouvons croire que, si sa vie eût été plus longue, «il eût complètement réparé ses erreurs, et alors son génie «aurait brillé d’un éclat sans tache.»

Ce récit nous avait fait veiller une partie de la nuit, et la pâle lueur de la lampe, prête à s’éteindre, rappela à mon compatriote qu’il était fort tard. Il avait paru visiblement satisfait d’avoir pu évoquer ses souvenirs en présence de personnes qui sympatisaient avec ses affections. Il nous quitta, en nous priant d’accepter, pour le lendemain, son dîner d’anachorète.

Chapitre III.

Une journée à la Maddalena

Dès que l’aurore … en son char remontait,

Un misérable coq à point nommé chantait:

Aussitôt notre vieille, encore plus misérable,

S’affublait d’un jupon crasseux et détestable,

Allumait une lampe et courait droit au lit,

Où, de tout leur pouvoir, de tout leur appétit,

Dormaient les deux pauvres servantes.

LA FONTAINE

Dès mon enfance, le programme de mes devoirs journaliers renfermait invariablement l’étude d’une fable de La Fontaine, et jamais les premiers ennuis de mon jeune âge ne revinrent plus vivement à mon esprit – je dois en convenir que sous le toit des sœurs Fazio.

Je crois avoir dit que mon compagnon et mes hôtesses se couchaient de fort bonne heure; je commençais à écrire quand ils s’endormaient; il résultait de cela que je me livrais moi-même à mon meilleur sommeil au moment où nos vieilles s’affublaient d’un jupon «crasseux et détestable» et se mettaient à faire leur remue-ménage. Elles avaient appris que le fils de la maison avait servi sous les ordres du capitaine D., et, en conséquence de cette découverte, leur amitié pour ce brave marin s’exalta jusqu’à la passion et se révélait surtout à ces heures matinales où l’on échange ses premières pensées; aussi, dès que leur héros apparaissait, elles l’accablaient de questions sur lui et sur leurs anciennes relations, elles le comblaient de prévenances, et tout cela mêlé de bruyantes exclamations; aussi ne s’étonnera-t-on pas que j’aie pu dire avec Marguerite Meine Ruh ist hin.; mais, grâce à Dieu, mon cœur n’était pas oppressé, car je trouvais un malin plaisir å écouter les conversations de mes voisines; elles discouraient en dialecte génois et parlaient avec une extrême volubilité, tout en pétrissant le pain, en brûlant et moulant le café et en frottant la vaisselle.

Le cri matinal du coq nous réveilla pour saluer le plus beau jour. La pluie de la veille avait dissipé tous les nuages, et le soleil échauffait l’air balsamique qui nous enveloppait. C’était une de ces belles matinées d’automne qu’on ne voit qu’en Italie et qui font rêver au printemps.

A huit heures, Susini frappait déjà à notre porte pour nous mener déjeuner chez lui, dans sa petite maison située au bord de la mer.

L’ordre et la propreté, si rares en Italie, paraissent être particuliers à la Maddalena (j’en excepte toutefois l’antre Raffo). Je fus très-surprise en entrant dans un appartement pavé de briques, aux murs blanchis, de trouver un piano de Broadwood, qui contrastait avec un ameublement tout à fait spartiate. Susini me raconta qu’une de ses sœurs avait épousé un Anglais mélomane, et que celui-ci, à la mort de sa femme, avait quitté l’île en y laissant son piano.

Bien que cet instrument fût terriblement discord, on m’excéda de prières, et il fallut me mettre au piano; heureusement, l’entrée d’un jeune couple me permit d’interrompre ma musique commencée; je me levai brusquement, comme si j’eusse commis un sacrilège contre l’harmonie.

Susini nous présenta, avec un plaisir mêlé d’orgueil, sa fille de quinze ans, mariée depuis trois mois à Auguste Fortuna. Ce jeune homme, compromis dans les événements politiques de 1849, avait dû quitter sa patrie lors de l’entrée des Français à Rome; un heureux hasard le conduisit à la Maddalena, où, depuis son mariage, il se trouve naturalisé. Je reconnus en lui le prototype de ces beaux et sombres Romains qu’on rencontre se promenant dans le Corso aux heures de la passeggiata, tandis que sa jeune épouse blonde, fraîche et délicate, pouvait se comparer en toute vérité à un bouton de rose épanoui. Le mari était un élégant. Il portait des bottes vernies, le frac du dernier goût, le nœud de cravate très-soigné et des gants gris-clair. Quant à sa femme, le nombre de ses falbalas, la beauté de ses dentelles et la coupe de sa robe de soie magnifique, tout dans sa toilette était tellement selon les lois de la mode que, si elle fût entrée dans un salon de Paris, elle n’eût excité l’étonnement que par sa beauté.

Comment aurait-on pu s’imaginer, en passant devant les blocs de granit et au milieu de ces pauvres maisons de pêcheurs, que là aussi règne dans toute sa tyrannie cette puissance irrésistible qui envahit jusqu’au désert, et qu’on appelle la mode!

« – Que comptez-vous entreprendre, nous demanda «Susini après le déjeuner; voulez-vous monter sur les «hauteurs de la Trinità et de Guardia-Vecchia, ou bien «préférez-vous visiter la propriété du capitaine R. et celle «de M. Webber ?».

« – J’espère,» répondis-je, «que sous votre direction «nous pourrons faire une tournée complète. Mais, avant «tout, allons demander des nouvelles du capitaine R., qui «nous a fait savoir qu’étant tombé malade cette nuit, il ne «pourra pas nous recevoir à dîner.»

«Notre cher vieillard aura été atteint d’une de ses violentes palpitations de cœur dont il souffrait beaucoup autrefois,» dit Susini. «Ces accès sont devenus plus rares grâce à l’influence de notre climat.». Nous eûmes bientôt atteint la maison du capitaine R. Le visage altéré du malade portait l’empreinte de sa sérieuse indisposition. Désolé de ne pas nous avoir pour convives, il nous invita à passer la soirée et à prendre le thé avec lui.

D’après son conseil, nous différâmes jusqu’au soir notre promenade à la Trinità, d’où nous pourrions contempler le coucher du soleil. Il nous offrit son bateau pour nous rendre à sa campagne. La journée était si splendide qu’on aurait pu croire que les charmes de toutes les saisons se reflétaient ensemble dans le même cadre. Un souffle de printemps circulait sous un ciel d’été, et le firmament avait la transparence et les magiques couleurs de l’automne. Notre esquif glissait légèrement le long du rivage fleuri; je croyais être sous la fascination d’un rêve enchanteur, car l’île s’étendait devant nous, calme et suave, comme une vision qui nous berce pendant le sommeil. Une délicieuse impression de silence et de solitude saisit mon âme lorsque je descendis à terre sur cette plage riante et déserte. Rien n’élève davantage l’âme que l’intime communication avec la nature. Ceux qui vivent constamment pressés par la foule perdent leur individualité. Il y aurait moins d’ennuis et moins de faiblesses dans la vie générale de l’humanité si chaque individu se concentrait en lui-même; cependant, j’en conviens, l’homme est créé pour se mêler à ses semblables; le tumulte du monde sera toujours la meilleure école pour former le caractère c’est une immense arène où une lutte constante fait éclater toutes les vertus.

Avec quel délice je me promenai sur cette plage unie, foulant aux pieds tantôt un gazon fin et sec, tantôt un sable étincelant au soleil; là couraient tout joyeux de jolis scarabées aux ailes métalliques et chatoyantes et une multitude de lézards agitant leur queue, ce qui prouvait que, même en novembre, on était encore sous la chaude influence de l’été.

Ne cherchez pas ici les beautés de l’Isola Bella et de l’Isola Madre, si connues et si admirées par les voyageurs craintifs qui n’osent pas dépasser le lac Majeur, but unique de leurs excursions; ceux-là s’imaginent toujours que l’Italie est un nid de brigands; ils oublient que le Galignani raconte chaque jour des meurtres et des vols beaucoup plus fréquents au centre des cités populeuses que sur les grandes routes.

A l’Isola Madre, le voyageur s’arrête devant une grille surmontée d’armes princières; il faut sonner un gardien pour qu’il entrouvre la porte de son paradis; un custode vous transmet à un autre custode, et finalement le jardinier s’empare de vous et vous trace d’un ton despotique la limite que vous ne devez pas franchir, et puis, vous menant de parterre en parterre, il vous déroule d’un ton de perroquet la liste des plantes exotiques et rares qu’il cultive.

Ici, rien de tout cela; entrons librement, dépassons le petit mur de pierre sèche qui entoure la possession du capitaine R.; cueillons des fleurs à pleines mains, autant que nos albums en peuvent contenir; un œil d’argus n’est pas là pour nous épier, la culture et la garde de ce jardin primitif sont confiées à la nature. Ne passons pas avec indifférence devant ces arbousiers, dont le sombre feuillage est presque caché sous des fleurs et sous une masse de ces fruits si agréables aux lèvres altérées, fruits que j’ai regardés souvent avec mépris lorsqu’on les vendait dans les rues de Rome, ne me doutant pas qu’ils me paraîtraient si délicieux dans mon excursion. Ils atteignent ici une extrême grosseur, et on s’en sert pour faire des gâteaux qu’on appelle pandolie.

Je ne veux pas tomber dans le défaut que je viens de reprocher au jardinier de l’Isola Madre; en conséquence, je m’abstiens de faire la nomenclature de toutes les espèces de plantes qui prospèrent et s’abritent dans ce petit coin si bien exposé au soleil. On y trouve tous les dons de Flore et de Pomone, depuis l’érica jusqu’à la palme des tropiques, depuis le lentisque jusqu’à la vigne, depuis le chou jusqu’à la canne à sucre.

***

L’habitation de M. Webber, à mi-côte, à un mille de la plage, formait avec ses dépendances un ensemble assez imposant pour attirer nos regards; aussi éprouvâmes-nous le désir de le visiter. Nous y parvînmes par un chemin de voiture nouvellement tracé.

L’aristocratie de l’argent fait ici sentir tout son pouvoir, et si la Maddalena avait beaucoup de ces riches colons à qui l’or rend tout facile, sa solitude rêveuse serait bientôt remplacée par un bruit étourdissant. La plus grande activité régnait en dedans et au dehors de la maison. Des bandes d’ouvriers travaillaient à des plantations et à des bâtisses. Plusieurs domestiques soignaient leurs chevaux fringants, d’autres valets sortaient de leurs caisses des meubles d’une rare élégance. L’intérieur des appartements était rempli de Génois venus exprès pour disposer les pavés de stuc vénitien. Le bruit des marteaux et des scies se mêlait au chant des ouvriers; les uns sifflaient, les autres parlaient, et tous étaient si occupés de leur ouvrage qu’il nous fut difficile de trouver dans cette foule quelqu’un pour nous annoncer.

Nous fûmes introduits dans une chambre encombrée d’objets d’art, de tableaux magnifiquement encadrés et de livres reliés avec luxe; au milieu de toutes ces belles choses, nous fîmes la triste découverte que notre visite, quoique bien reçue, était fort importune. M. Webber était tout préoccupé de ses trésors et aussi de sa nomination au vice-consulat, dont il venait de recevoir l’annonce officielle; cette charge lui faisait d’autant plus de plaisir, qu’il l’avait obtenue en dépit de l’opposition de ses compatriotes.

Plus tard, j’appris que ce nouveau vice-consul avait fait sa fortune en Australie, où il passa dix ans à fabriquer et à vendre des chapeaux, circonstance qui m’expliqua de suite pourquoi, fier de ses richesses, il avait déployé toute la magnificence des villes au milieu des champs agrestes de la Maddalena. Les bâtiments, d’un style mauresque-italien, font honneur au goût de M. Webber; il a bien choisi leur position en les adossant contre un amphithéâtre de collines. Cette campagne me rappela la villa de San-Marino, située dans l’île d’Elbe, où Napoléon résida avant les Cent jours.

***

Après avoir partagé avec Susini le modeste repas préparé par les femmes Fazio, nous prîmes des forces en buvant l’excellent vin du capitaine R., et nous entreprîmes notre course à la Trinità. Le chemin s’élève graduellement sur une pente douce où les gazons sont parsemés de broussailles et de blocs de granit. Nous rencontrâmes de petites processions de femmes et de jeunes filles qui récitaient dévotement leur rosaire en revenant de leur pèlerinage à la chapelle de la Trinità; nous trouvâmes aussi des enfants chargés d’une abondante récolte d’arbouses. Ci et là des vaches, des chèvres et des chevaux, errant sans gardien, animaient le paysage.

Après une heure et demie de marche, nous atteignîmes la pointe la plus élevée de l’île; je n’ai jamais obtenu aussi facilement une jouissance plus parfaite. L’incomparable clarté de l’atmosphère, unie à ces teintes dorées d’un ciel d’automne à l’heure du couchant, me permirent de discerner les contours déliés des montagnes les plus lointaines. D’une certaine hauteur, par une illusion d’optique, les îles et les promontoires qui s’étendent entre la Maddalena et la côte nord de la Sardaigne forment, en apparence, six lacs. Cette vue était tellement belle que je – me surpris dois-je le dire – à comparer ce site à la perspective que l’on domine de l’île de Capri et au magnifique panorama qui s’étend autour de l’Acrocorinthe.

***

Dans aucun livre, ni ancien ni moderne, je n’ai trouvé la description de la Maddalena. M. Mimaut, consul de France en Sardaigne, où il résida plusieurs années, est le seul auteur qui ait mentionné cette île. Après avoir parlé du district de *Olbia [en lieu de Terranova], il dit:

«On considère les îles qui se trouvent dans le détroit de «Bonifacio comme le troisième district de la province de la «Gallura. La plus considérable de ces îles est la Maddalena, l’ancienne Phintonis des Grecs et des Latins; elle a «une superficie de 16 milles carrés; la petite Caprera n’en «a que et San-Stefano. Les autres îles, Santa-Maria, «Razzoli, Budelli, Sparagi, etc., etc., ne sont pas peuplées «et ne renferment que quelques huttes, qui servent aux «bergers qui vont y faire paître les troupeaux des propriétaires de la Maddalena. «Une petite commune, composée exclusivement des anciens habitants de la Corse, s’est établie il y a à peu près «soixante et quinze ans sur la Maddalena, à un point nommé «Calagaveta». Le nombre de ses habitants, en 1825, était déjà de 1,500 âmes, population qui s’est accrue de jour en jour.

Les habitants de la Maddalena sont renommés pour leur activité laborieuse et pour leur gaîté; ils sont aussi bons matelots et s’engagent presque tous dans la marine militaire et marchande de la Sardaigne».

L’église de la Santa-Trinità, protégée par le plus haut rocher de l’île, est le seul bâtiment debout au milieu des ruines éparses sur la montagne. Cette église, dans sa simplicité primitive, a quelque chose de touchant. Ses murailles sont couvertes d’une foule d’ex voto et de tableaux représentant la délivrance miraculeuse de fidèles échappés au naufrage et à d’autres calamités. Une fois par an, à une certaine fête, un prêtre dit la messe dans cette église rustique, dont les portes sont ouvertes jour et nuit; l’ordre qui y règne, les fleurs fraîchement cueillies qui ornent son autel, prouvent avec quel zèle les insulaires visitent ce pèlerinage.

J’aurais voulu m’arrêter plus longtemps dans ce site romantique, où se trouve l’église solitaire de la Trinità, mais le crépuscule nous rappela que nous devions nous rendre chez le capitaine R. Après cette longue journée de courses et de fatigues incessantes, nous éprouvâmes une sensation de plaisir à la vue de sa table de thé très-bien servie; rien ne manquait à ce confort, qu’un Anglais sait se procurer partout où il s’établit. Nous nous réjouîmes plus encore en voyant que notre hôte ne gardait pas la moindre trace de son indisposition; il se livra avec tout l’entrain de sa nature aimable à une conversation remarquable à tous égards.

***

Après nous avoir confié des détails fort intéressants sur sa vie militaire et sur ses lointains voyages, il prit dans sa petite bibliothèque deux documents qui doivent être considérés aujourd’hui comme deux raretés du plus haut prix. L’un était le journal que son père, Henri R., avait tenu lorsqu’il était mate du célèbre capitaine Cook, pendant le dernier voyage du grand navigateur autour du monde. L’autre papier important était la carte très-détaillée de ce voyage.

« — Notre gouvernement,» dit le capitaine R., «avait fait un essai d’exploration dans le pôle nord, tentative qui n’avait pas réussi. Un acte du Parlement promettait 20,000 livres à celui qui découvrirait le passage qu’on présumait joindre les deux océans, passage qui existe en «réalité; et il avait en outre promis 5,000 livres à celui qui s’avancerait jusqu’à un degré du pôle. Cook fut aussi proposé pour cette expédition.

«Il partit en 1776, avec deux vaisseaux. Il commandait e sloop Résolution, et arriva au cap au mois de novembre de la même année. Mon père, qui était alors mate à bord de la Résolution, possédait, comme je vous l’ai dit, un grand talent, non-seulement pour mesurer les distances topographiques, mais aussi pour dresser et dessiner à la plume les cartes.»

En nous disant cela, le capitaine R. nous fit examiner plus en détail le beau travail de son père. Cette carte montre la route complète qui fut suivie par le courageux navigateur en remontant du cap de Bonne-Espérance jusqu’à la mer Arctique.

«Les îles découvertes par Kerguelen furent sa première station; ensuite il visita la «Nouvelle-Hollande, les îles de la Société et l’archipel auquel on a donné son nom. Continuant à se diriger vers le nord, il toucha les côtes de l’Amérique; en 1777, passa le détroit de Behring, que nous appelons le détroit de Cook, et croyait avoir atteint son but lorsqu’il se vit tout d’un coup entouré de glaces, ce qui l’empêcha d’aller plus avant du côté nord-est. Alors, supposant trouver la terre ferme, il se tourna vers l’Asie et longea la Sibérie. Là aussi il fut déçu dans son attente. Il dut rétrograder et reprendre la route qu’il avait abandonnée. Il se rendit aux îles Sandwich et fut d’abord bien reçu à Owaihi, où il prit tout ce qui lui était nécessaire. Se dirigeant ensuite vers le Kamtchatka, ses projets furent une dernière fois déjoués. Après avoir perdu son grand mât, brisé par un coup de vent, il dut retourner à Owaihi. Les habitants, qui l’avaient reçu naguère avec tant de bonhomie, parurent métamorphosés; ils se montrèrent traîtres et voleurs, et lui prirent même un de ses bateaux. Le capitaine Cook alla chez le chef de l’île pour réclamer cette embarcation; chemin faisant, un insulaire l’ayant insulté, Cook donna l’ordre de faire tirer sur cet homme, qui fut tué.

Le commandant, ayant besoin de combustible, fit démolir une cabane qui contenait un fétiche, ce qu’il ignorait. Cette mort et ce sacrilège supposé excitèrent la rage des insulaires déjà malveillants. Ils massacrèrent le commandant et ses quatre compagnons. Je ne sais si ce fut par ironie ou comme une preuve de leur triomphe que les assassins envoyèrent à mon père, qui était resté à bord, un des doigts de Cook, dont le cadavre avait été coupé en morceaux.»

La carte sur laquelle nous suivîmes le voyage de Cook, ainsi que le journal nautique accompagné de dessins à la plume, sont d’une telle perfection que je ne pus m’empêcher d’exprimer mon étonnement en voyant chez un particulier des documents précieux qui feraient honneur aux archives d’un gouvernement.

« — C’est», me dit le capitaine R., «par une circonstance singulière que j’en suis possesseur. Lorsque mon père remit à Georges III ces manuscrits, en lui faisant un rapport détaillé sur cette expédition, le roi exprima une telle satisfaction que, non content de lui faire un présent considérable, il le récompensa encore par un double avancement. Mon père avait franchi le seuil royal comme mate et il le quitta premier lieutenant. Mais cette carrière, qui lui promettait un si bel avenir, finit trop tôt. A l’âge de trente-six ans, il fut enlevé par la fièvre jaune lorsqu’il naviguait sur la côte occidentale de l’Afrique. Les pensions considérables dont le gouvernement honora sa veuve et chacun de ses enfants attestent son mérite. Quant à cette carte, elle avait été si déchirée qu’elle fut mise au rebut; heureusement j’ai pu me la procurer.

 M’étant occupé dès ma jeunesse d’études topographiques, je parvins à rétablir ce qui était altéré. En outre, j’en tirai une copie que j’offris au roi, qui m’en donna le prix de 250 livres, en m’autorisant à garder l’original que vous venez de voir.»

Tel fut le récit du capitaine R.; quant à moi, j’eus la conviction que le talent du fils égalait celui du père.

Garibaldi me confirma plus tard dans cette idée en me racontant que le capitaine R. avait plus d’une fois esquissé rapidement des sites et des positions militaires dont la connaissance nuisit beaucoup aux Français. Les services rendus dans la marine anglaise par le capitaine R. devaient être très-importants; ce qui me le prouve, c’est qu’on lui a offert plusieurs fois le commandement de la flotte sarde, mais il a préféré garder son indépendance. Notre soirée s’était ainsi passée d’une manière instructive et agréable. En prenant congé du capitaine R., je lui dis: «Tout mauvais que soit le dîner que je puis vous offrir, je «suis sûre que vous l’accepterez en sachant que vous aurez «le général pour convive.»

« — Comment?» s’écria mon invité dans un accès d’hilarité un peu moqueuse, «comment, vous êtes assez téméraire pour donner un dîner dans notre solitude de la Maddalena? Et que ferez-vous manger à vos «hôtes?».

« — Vous avez raison,» repris-je; «chez moi ces messieurs me préoccupe plus que la bonne chère qu’on leur servira. Cependant, rassurez-vous, nous ne sommes pas tout à fait sans ressources. Mon compagnon, comme tous les marins, est à la fois maître d’hôtel et cordon bleu; plus d’une fois je l’ai surpris dans des conférences culinaires avec nos hôtesses, qui s’effraient de tout et tremblent à l’idée d’un dîner.»

«Qui oserait douter du succès de notre entreprise?» s’écria le capitaine D.

«On s’est déjà emparé du plus «jeune des sangliers tués hier à Caprera; quatre superbes «volatiles, le juste orgueil de la Maddalena, ont été immolés pour le salut de la patrie.

Tout le riz des Raffo est «acheté, le reste de la provision de pommes du Virgilio se «trouve entre nos mains, et les sœurs Fazio, inquiètes et fières de la responsabilité qui pèse sur elles et de l’honneur qui les attend, ont perdu le repos et ne songent qu’au festin des noces de Cana que nous faisons apprêter chez elles.»

« — Ce serait avec un extrême plaisir,» dit le capitaine R., «que je prendrais part à votre banquet; mais mon indisposition si récente me force à éviter toute excitation, «et comme à la campagne il y a toujours plus d’entrain que «pour vous fournir de poissons et de gibier; comptez aussi «sur plusieurs fiaschi de mon meilleur vin, avec lequel «vous boirez à la santé de vos amis absents et à celle du «vieux capitaine R.»

Chapitre IV

Un caprice à l’heure du départ

La dernière étincelle de l’excentricité anglaise eût été éteinte chez moi si j’avais pu quitter la Maddalena sans toucher le sol de la Sardaigne. Au grand étonnement de mon compagnon et malgré les soucis toujours croissants que lui causaient les apprêts de notre futur dîner, je m’obstinai à suivre mon caprice et profitai du beau jour fixé pour notre départ; j’entraînai à ma suite le capitaine récalcitrant au moment où le rivage s’éclairait des premières lueurs du jour.

Pendant que les matelots faisaient leurs derniers préparatifs, je remarquai près du débarcadère une bombe placée sur un piédestal en marbre. Ce projectile, à ce qu’on me raconta, fut gardé en souvenir du jeune Napoléon Bonaparte, qui, dans l’année 1793, tira sur l’île lorsque les Français tâchèrent de s’en emparer. Le futur héros n’était alors que lieutenant d’artillerie.

Une distance de trois milles sépare la Maddalena du Palau, la première anse de la Sardaigne où l’on puisse aborder. Notre bateau s’éloigna rapidement de la Maddalena, et nous pûmes admirer sous son plus bel aspect la perspective de la petite ville.

Ses maisons, d’un et de deux étages, peintes en rose, en jaune ou en vert, s’élèvent autour de l’amphithéâtre formé par la nature. Les collines sont couronnées à une hauteur de 1,000 pieds des forts Balbiano, Guardia-Vecchia, Andrea et Camicia. Plusieurs bouquets d’ormes parent de leur verdure les principales habitations. Une petite marine vivifie le port. Tout cet ensemble et principalement la vue de la mer, tranquille et azurée comme un lac, forment le tableau d’un bonheur si parfait, qu’il semble que la tempête n’a jamais bouleversé ces parages.

Plus tard, lorsque le soleil se leva derrière l’île de San Stefano, faisant resplendir les plus beaux sites, je sentis tellement l’influence de ce doux climat et le charme de cette nature solitaire, que je fus saisie de tristesse à l’idée qu’avant peu le Virgilio allait me rendre à cette vie monotone qui nous lasse quelquefois.

Sous cette impression, je fis tous mes efforts pour décider mon compagnon de différer d’une semaine notre retour en Italie. Je lui proposai d’aller par terre à Porto-Torres, où nous prendrions le prochain vapeur pour Gênes. Cherchant à ébranler la résolution de mon ami, je lui dépeignis quel plaisir nous aurions à parcourir la région montagneuse et les vallées verdoyantes de la Gallura. Je lui dis que nous pourrions faire un pèlerinage au sanctuaire de *Luogo Santo, célèbre par son église du XIIIe siècle, où sont déposées les reliques des saints Nicolas et Trano. Nous aurions pu nous rendre de Tempio à la Punta di *Balistreri, point principal de la chaîne granitique de Monte Limbara, où se trouve la population des pasteurs, les gallegas de la Sardaigne, et, enfin, suivant la route de Tempio à Sassari, nous nous serions arrêtés pour voir les sepolturas de is Gigantes et les *Nuraghi. C’est ainsi que les Sardes appellent certains monuments étrangers qui, d’après leur opinion, ont servi de tombeaux à des géants. Ces constructions ont à l’intérieur un espace en forme de demi-cercle d’un diamètre de 20 à 30 pieds. On leur attribue une origine phénicienne. Les archéologues de nos jours ne s’accordent pas sur la destination de ces deux espèces de monuments, qu’on rencontre par milliers en Sardaigne, quoiqu’on les démolisse pour en extraire les matériaux nécessaires à de nouvelles bâtisses.

Mes descriptions furent inutiles; je m’adressais à un marin aux cheveux blancs et non à un chevalier aventureux, à un père de famille très-occupé et non à un touriste indépendant, aussi mes propositions n’eurent aucun succès: je dus me contenter de jeter un rapide coup-d’œil sur le point de la Sardaigne que la quille de notre bateau avait effleuré.

***

[Palau]

En débarquant, nous vîmes devant nous le *Palau; cette station de poste isolée n’est desservie que par deux hommes. C’est là que les chevaux qui viennent du dernier relais font une petite halte avant de repartir. Je les vis au moment de leur arrivée, et quoiqu’ils soient d’une belle race, ils avaient un air piteux. Ces pauvres animaux étant abandonnés aux soins qu’ils peuvent se donner eux-mêmes, se tenaient la tête basse, séchant au soleil leurs membres trempés de sueur et agitant leur queue pour chasser les mouches qui les tourmentaient.

Le transport des lettres et des voyageurs est si mal organisé et dans un état tellement primitif que, lorsque le courrier arrive au Palau, il trouve rarement des moyens de communications pour se rendre à la Maddalena. Alors on allume un grand feu qui sert de signal aux habitants de l’île; ceux-ci, dès que le temps le permet, envoient un bateau pour prendre les passagers et la correspondance.

Cette partie septentrionale de la côte de la Sardaigne n’offre rien qui puisse intéresser le lecteur. Une plaine d’une solitude sauvage et désolée s’étend derrière le Palau. Ce terrain est tout couvert d’épais buissons, où le genêt et le myrte se mêlent à l’arbousier et au lentisque.

Ça et là vous apercevez un groupe de chèvres dont l’air farouche vous dit assez que la présence d’un étranger les étonne et les trouble dans leur vie indépendante. Une petite société de cavaliers, vêtus d’un costume pittoresque et armés jusqu’aux dents, me rappela mes courses et mes rencontres en Sicile, en Grèce et en Barbarie. Je compris que la Gallura méritait encore la renommée qu’elle doit à ses contrebandiers et à ses braconniers maraudeurs, et pourtant j’eusse bravé avec empressement tous ces périls si j’avais pu, à ce prix, pénétrer plus avant dans la Sardaigne.

Après trois quarts d’heure d’une marche rapide à travers cet amas de broussailles baignées de la rosée du matin, nous arrivâmes au but trop rapproché de notre course, c’est-à-dire à la première maison de paysans, ou pour mieux dire de bergers, seuls habitants de cette contrée. Cette demeure n’était qu’une hutte formée de quelques morceaux de granit mis ensemble tels quels et entremêlés de torchis. Des troupeaux de moutons et de chèvres, les uns en liberté, les autres renfermés dans un enclos, paissaient autour de la hutte, propriété de leur maître.

Les aboiements de plusieurs chiens annoncèrent notre arrivée au «padrone,» qui vint au-devant de nous, accompagné de sa femme et de son pâtre. Il nous salua avec une simplicité digne et nous fit entrer chez lui. Il faut aller aux confins d’un désert, me dis-je à moi-même, pour rencontrer aujourd’hui cette hospitalité patriarcale qui fait tant de bien à notre âme, car elle nous prouve que les mœurs cordiales de ce que nous appelons le bon vieux temps existent encore quelque part.

Je fus étonnée de l’ordre et de la propreté qui régnaient dans l’intérieur de ce pauvre ménage. Un grand lit de famille remplissait une partie de l’espace, le reste était occupé par la batterie de cuisine et par la vaisselle. Des bancs servaient de sièges. Un morceau de mouton, morceau réservé aux jours de fête, bouillait dans une marmite placée sur un cercle de pierre exhaussé au milieu de la chambre: c’était le foyer, et comme la porte était l’unique issue pour la fumée, j’en dus conclure que les malheureux habitants de ce réduit, si le mauvais temps les oblige à fermer leur porte, sont aveuglés par la fumée et par les ténèbres; dans le cas contraire, ils deviennent victimes du froid et de la pluie.

Ayant entendu vanter le costume national des Sardes, qui est, dit-on, celui des Phéniciens, je désirais le connaître. Il se peut que ce costume soit pittoresque dans les villes et les villages de l’intérieur, mais tout ce que j’en ai aperçu m’a semblé très-misérable. Le padrone et son pâtre portaient le véritable costume du pays; leurs bonnets, leurs longs gilets fixés par une ceinture, leurs guêtres, leurs grandes capotes, tout, excepté leur large pantalon en toile, était fait d’une serge grossière, appelée *furesi. Chaque famille tisse cette étoffe avec la sombre laine de ses moutons noirs. La Gallura fabrique une grande quantité de cette serge, mais n’en exporte pas.

L’habillement des Sardes manque complètement de ces formes gracieuses et de ces vives couleurs dont le peuple italien aime à se parer, couleurs qui sont en harmonie parfaite avec un caractère gai et insoucieux.

Les instants qui nous étaient comptés ne se passèrent que trop rapidement. Un regard significatif de mon compagnon, qui venait de tirer sa montre, me rappela à l’idée de notre – prompt départ, et, après avoir distribué quelques mute, monnaie de huit sous, aux enfants des bergers, nous reprîmes le chemin du Palau.

***

 [Le redémarrage]

Pour cette fois, cher lecteur, ta patience ne sera pas mise à l’épreuve, je ne t’ennuierai plus par les descriptions de cette belle nature que j’ai tant admirée.

A peine eûmes nous le pied dans le bateau que nous nous aperçûmes du grand calme qui régnait en mer. Il fallut donc concentrer toute notre attention sur nos rameurs et les exciter à redoubler d’efforts pour diminuer au plus vite la distance qui nous séparait de la Maddalena.

«Vous paraissez à temps,» s’écria Susini, qui suivait du rivage l’impulsion de notre bateau; «vos convives de Caprera sont ici, le dîner est prêt, et comme par ce beau temps le Virgilio peut devancer l’heure, nous n’avons pas un instant à perdre.»

Après avoir fait l’accueil le plus empressé à nos amis, nous les priâmes d’entrer dans notre modeste demeure, où nous prîmes de suite place autour de la table Fazio, qui, sans doute, depuis un temps immémorial, n’avait pas reçu si bonne compagnie.

Le lecteur me croira quand je lui dirai que ce n’était pas un banquet de Masidienus que j’offrais à mes hôtes. Le sanglier de Caprera ressemblait peu au lucanus aper entouré de laitues, de radis et de raifort; notre poisson ne pouvait pas se comparer aux murènes des Romains, et nul de nous n’aurait osé donner le nom de longe dissimilem noto à la sauce de notre volaille.

Pourtant, si on me demande comment je me suis amusée, je puis en toute vérité dire avec Fundanius: «Sic, ut mihi nunquam in vita fuerit melius», car je fus vraiment très-captivée par la conversation intéressante du général et par la gaîté communicative des autres convives.

A la fin du repas, le capitaine R. parut, et nous aurions sans doute échangé quelques toasts si un messager ne fut pas venu nous annoncer l’arrivée du Virgilio. Le même canot qui nous avait conduit à terre nous ramena à bord.

Le général nous serra la main en silence, et, contenant son émotion, il disparut. Après ce peu de jours d’heureuse activité, qui passèrent et s’évanouirent comme un beau songe, je me retrouvai dans la sombre uniformité de la vie ordinaire.

LA MADDALENA E CAPRERA

I Percorsi dei Viaggiatori - La Maddalena

1828 – Smyth         

1837 – Valery         

1849 – Tyndale         

1858 – Forester         

1860 – La Marmora (La Maddalena)        

1860 – La Marmora (Tra Santa Teresa e La Maddalena)         

1860 – Elpis Melena            

1866 – Mc Grigor         

1869 – Von Maltzan       

1885 – Tennant         

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